Kiari Liman-Tinguiri
Esther Duflo, Abhijit Banerjee et Michael Kremer viennent d’être reconnus et récompensés par le prix Nobel d’économie 2019. Je crois d’abord qu’il faut se féliciter que le Comité de la banque de Suède ait choisi d’honorer l’économie du développement, ou à tout le moins, des travaux sur les pays en développement. On peut en effet lire la distinction de ces trois économistes du Massachusetts Institute of Technology (MIT) et de Harvard, comme une sorte de réhabilitation de cette spécialité et une reconnaissance que les économistes ne sont pas (ou pas totalement) disqualifiés pour participer au débat sur le développement des pays pauvres.
En Afrique subsaharienne au moins, trois phénomènes se sont conjugués ces dernières années pour marginaliser la contribution de l’analyse économique (et donc aussi des économistes) au débat sur le développement des pays pauvres. II y a d’abord l’interminable procès des programmes d’ajustement structurel, ressassés par les activistes (altermondialistes, mais pas seulement) pour diaboliser les institutions de Bretton Woods, les économistes et surtout l’analyse macroéconomique. II y a ensuite le fétichisme des typologies (pays émergents, initiative Pays pauvres très endettés (PPTE), Etats fragiles etc.) et des classements.
L’Indice de Développement Humain (IDH), publié par le PNUD, est systématiquement détourné dans les pays qui occupent les positions les plus basses du classement pour décrier « la gouvernance » des dirigeants du moment. II y a enfin, la détermination d’objectifs globaux (OMD, ODD) dans le cadre des Nations unies, qui peut laisser penser que le développement peut se réduire à l’atteinte d’objectifs et de cibles quantitatifs, réalisable même sans les transformations et les institutions (politiques, économiques et sociales) qui les rendent possibles et pérennes.
L’art semble avoir perdu toute légitimité, et pour beaucoup, toute pertinence. II faut donc espérer que ce Nobel rende un peu justice aux économistes du développement. Pour autant, la noblesse de l’objectif poursuivi par les lauréats (lutter efficacement contre la pauvreté) ne peut dispenser leur méthode de quelques questions, qui n’est ni technique ni épistémologique, mais raisonnable.
Lorsque l’économiste et philosophe indien Amartya Sen a été «nobélisé» en 1998, la récompense saluait aussi un changement de paradigme avec la notion de «capabilités», qui conduit à considérer la pauvreté au-delà des seuls aspects monétaires et à la penser en matière de libertés d’action et de capacités à faire. Il invite clairement à un dépassement des cadres conceptuels antérieurs, et apporte aussi une réponse à la critique de “réductionnisme” souvent brandie pour récuser la réflexion économique, surtout lorsqu’elle prétend s’appliquer aux pays pauvres. Mais, Sen ne disqualifie pas l’analyse macroéconomique ni ne renie la modélisation mathématique.
L’art semble avoir perdu toute légitimité, et pour beaucoup, toute pertinence. II faut donc espérer que ce Nobel rende un peu justice aux économistes du développement
Il me semble que l’on peut se demander si Esther Duflo et ses compagnons ne succèdent pas davantage à Daniel Kahneman, psychologue américano-israélien, inventeur de l’économie comportementale, primé par le comité Nobel en 2002, pour ses « travaux fondateurs sur la théorie des perspectives, base de la finance comportementale » qu’à Amartya Sen. Là où ce dernier appelait à repenser le développement comme élargissement des choix, et l’économie comme irréductible à la science du revenu, les Nobels 2019 proposent en fait une sorte de boîte à outils, pour découvrir comment se comportent réellement les pauvres.
Ce qui semble le plus important, ce n’est point ce que pensent les pauvres, mais comment «ils répondent», face à des actions, des stimuli, ce qui rapproche les pauvres des «malades» qui «répondent à un traitement» et qui est semblable à l’approche des essais cliniques, comme le revendiquent du reste beaucoup de ceux qui la plébiscitent.
En ne cherchant qu’à comprendre vraiment les pauvres, sans chercher à comprendre ceux qui les dirigent ni leurs institutions, on pourrait laisser penser que la pauvreté vient du comportement des pauvres et de rien d’autre
A la recherche de ce “qui marche”, on peut vite supposer que ce qui est désirable est précisément ce qui marche, et que la chose n’appelle plus aucun débat. De plus, en ne cherchant qu’à comprendre vraiment les pauvres, sans chercher à comprendre ceux qui les dirigent ni leurs institutions, on pourrait laisser penser que la pauvreté vient du comportement des pauvres et de rien d’autre. Les essais randomisés, comme méthode, sont efficaces et l’efficacité compte. Ce n’est donc pas une critique, mais un hommage à la contribution des lauréats, que de le dire. Mais, est-ce que ce qui est vrai pour un projet ou une politique publique bien définie l’est aussi pour l’ensemble des transformations nécessaires au développement d’un pays ? Cela reste une question ouverte.
Samir Amin raillait “l’économie pure”, mais n’est-on pas en train de dériver vers l’autre extrême, lorsque l’on encense “l’économie clinique” et qu’à la poursuite de ce qui est efficace, on se confine à la microéconomie comme seule ou principale approche de l’économie du développement. En effet, les extrêmes se touchant souvent. On pourrait aboutir ici aussi à épurer la discipline de tout débat contradictoire, puisque les statistiques tirées des essais arbitrent sans appel.
Source photo : intellivoire.net
Kiari Liman-Tinguiri est docteur en sciences économiques. II a servi comme économiste principal en Afrique du Sud, puis comme représentant de l’Unicef en Algérie et en Syrie avant de rejoindre le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) comme coordonnateur résident en Guinée équatoriale, puis à Guyana en Amérique du Sud. II a créé en 2012 et dirige actuellement un bureau de conseils en économie du développement basé à Ottawa au Canada.