Gilles Olakounlé Yabi
C’est avec une certaine gêne que je me retrouve à ramer, un peu, à contre-courant de ce qui se dit et se répète presque tous les jours par les analystes et acteurs les plus avertis sur la situation sécuritaire extrêmement préoccupante dans les pays du Sahel. Même les généraux sahéliens et français le reconnaissent dès que l’occasion leur est offerte: «la solution à la crise au Sahel ne peut pas être seulement militaire et sécuritaire» ; «elle doit être politique et économique»; «il faut allier sécurité et développement». Les fonctionnaires internationaux ne manquent pas d’ajouter la nécessité du «nexus sécurité, développement et humanitaire». La seule évocation du «nexus», dont les Nations unies recrutent désormais des experts, me donne des boutons mais ne nous éloignons pas du propos.
Échec de la réponse sécuritaire ou échec de la mise en œuvre de la réponse sécuritaire?
Oui, la réponse militaire ne saurait être la seule réponse à la crise et à l’insécurité dans le Sahel. Oui, elle a montré depuis 2013 et l’intervention internationale au Mali ses graves limites pour ne pas dire plus : quand on regarde la cartographie dynamique des violences répertoriées comme terroristes ou «communautaires», l’extension géographique des espaces affectés par une insécurité multiforme est spectaculaire d’une année à l’autre. L’explosion des violences au Burkina Faso en trois ans en est l’illustration la plus frappante. Alors oui, pas de doute sur l’échec des réponses militaires internationales, régionales et nationales apportées depuis sept ans dans cette région sahélienne.
Mais lorsqu’une réponse ne produit pas les résultats escomptés, la seule explication possible n’est pas qu’elle n’était pas la réponse appropriée, parce que bâtie à partir d’un diagnostic erroné. Une autre explication tout aussi plausible est que la réponse choisie n’a pas été mise en œuvre comme il se doit pour produire les résultats escomptés. Pour simplifier, soit on a échoué parce qu’on a choisi la mauvaise approche, soit on a échoué parce qu’on n’a pas su mettre en œuvre l’approche choisie de manière efficace sur le terrain. Ces deux explications sont différentes et n’ont pas les mêmes implications. Il est aussi envisageable qu’on se soit trompé, un peu, dans le choix de la réponse, et un peu ou beaucoup, dans le choix des modalités de la mise en œuvre de la réponse.
Une réponse militaire ou plus exactement une réponse sécuritaire, engageant tous les appareils de sécurité et de défense et pas seulement les militaires, ne consiste pas uniquement à mener la guerre aux groupes terroristes et à tous les groupes armés irréguliers responsables de violences. Elle ne se réduit évidemment pas à l’action des forces étrangères européennes, américaines et onusiennes, et devrait être incarnée au premier chef par les forces armées de chacun des pays du Sahel. Apporter une réponse sécuritaire signifie encore moins se lancer dans une contre-insurrection massive et violente qui se fonderait sur le principe que la fin justifie les moyens, et qui tolèrerait que les forces armées légitimes et leurs alliés puissent infliger des violences aux populations civiles qui ont le malheur de se trouver au même endroit que les présumés ennemis.
Pas de doute sur l’échec des réponses militaires internationales, régionales et nationales apportées depuis sept ans dans cette région sahélienne
Une réponse sécuritaire nécessaire pour arrêter l’hécatombe
La réponse sécuritaire qui est nécessaire est celle qui permettrait de stopper l’hécatombe qui frappe depuis plusieurs mois les armées du Mali, du Niger et du Burkina Faso, ainsi que les tueries de populations civiles notamment dans le dernier pays cité. Ces attaques visent à ébranler ce qu’il reste de moral au sein des forces armées de ces pays en endeuillant des centaines de familles, ce qu’il reste de confiance des citoyens en la capacité de leurs États à les protéger et à résister à la désintégration. Elles visent à imposer dans l’esprit des populations les plus exposées directement à la violence l’acceptation d’un remplacement durable de l’autorité de l’État, même minimale, par celle du groupe armé qui s’impose comme étant le plus fort dans un espace géographique donné.
Les formes précises de violence mises en œuvre par les groupes armés, qu’il s’agissent de rébellions armées classiques ou de groupes armés combinant logique insurrectionnelle et logique terroriste, en particulier le choix des cibles et les moyens utilisés, renseignent toujours sur la crédibilité de leurs agendas politiques et sur leur prétention à représenter des communautés marginalisées voire martyrisées par les États pendant des années ou des décennies.
Il n’y a aucun doute sur l’extraordinaire terreau favorable à l’implantation des groupes armés, djihadistes ou non, que constituent toutes ces régions sahéliennes éloignées et oubliées des capitales, où les États ont été soit totalement absents soit présents uniquement pour réprimer, abuser, humilier des populations considérées comme différentes et rebelles à toute autorité étatique émanant d’un centre de pouvoir lointain.
Mais ce constat ne signifie nullement que les stratèges et les meneurs des groupes armés qui exécutent des employés de mines au Burkina Faso, posent des engins explosifs improvisés sur les seules routes existant dans ces régions, exécutent des villageois sans défense, représentent ou portent les revendications légitimes de communautés marginalisées. Leur influence locale vient avant tout de leur contrôle voire de leur monopole des moyens de la violence et de leur disposition à punir, par des assassinats ciblés et assumés, tous ceux qui montrent des signes de défiance à leur autorité.
Le besoin impératif de sécurité exige le redressement des États
J’adhère sans aucune réserve aux analyses qui restituent la complexité des dynamiques actuelles dans le Sahel, comme celles de l’Institut d’études de sécurité qui documentent les liens entre extrémisme violent, criminalité et conflits locaux dans le Liptako-Gourma, ou de l’International Crisis Group, qui éclairent sur les facteurs locaux de l’expansion des violences dans les régions du nord et de l’est du Burkina Faso ou dans le centre du Mali. La complexité du jeu des acteurs dans ces espaces ne fait pas de doute et appelle évidemment à penser des réponses multidimensionnelles, bien au-delà des réponses sécuritaires.
Il n’y a aucun doute sur l’extraordinaire terreau favorable à l’implantation des groupes armés, djihadistes ou non, que constituent toutes ces régions sahéliennes éloignées et oubliées des capitales
Mais par où faut-il commencer? Quelles chances y-a-t-il de voir des changements radicaux de mode de gouvernance alors même que le leadership politique des pays concernés a montré depuis des années ses limites et qu’il ne changera pas miraculeusement à court terme? Quelles solutions politiques et économiques complexes, subtiles, adaptées à une variété de situations locales les États du Mali ou du Burkina Faso sont-ils capables de mettre en œuvre aujourd’hui et dans quelles parties de leurs territoires alors que leurs gouvernants sont habités par l’impuissance et leurs soldats par la peur?
On peut continuer à ressasser dans les salles de conférence et d’ateliers sur le Sahel partout dans le monde qu’il n’y a pas de développement sans sécurité et pas de sécurité sans développement. Il ne faut pas oublier que c’est lorsqu’on est en sécurité et qu’on mange bien qu’on peut disserter sur le «nexus sécurité développement». Dans une vaste partie du Mali, du Burkina Faso, du Niger, le besoin impératif de sécurité exige le redressement des États et d’abord de leurs forces de défense et de sécurité. Dans le contexte de prolifération d’armes, de combattants, de collusions multiples entre acteurs de la violence, des trafics, des économies informelles anciennes de la région, le renversement du rapport de forces au moins dans la perception entre les États et les groupes armés qui les combattent est une nécessité.
La qualité de la réponse sécuritaire conditionne la mise en œuvre des autres réponses
Ce qui est en jeu, c’est la survie de ces États dans leur forme actuelle. C’est leur capacité d’exercer à nouveau dans un avenir proche une autorité minimale sur l’ensemble de leur territoire. C’est la capacité des États à rouvrir des écoles et à y déployer des enseignants qui y resteraient plus de quelques semaines. Ce qui est en jeu, c’est l’avenir de toute l’Afrique de l’Ouest, au-delà de sa partie sahélienne, et celle de son voisinage. N’évoquons même pas les batailles politiques internes qui fragilisent et fragiliseront encore davantage plusieurs pays de la région en cette année 2020 et en 2021.
Quelles chances y-a-t-il de voir des changements radicaux de mode de gouvernance alors même que le leadership politique des pays concernés a montré depuis des années ses limites
L’anticipation par les groupes armés de l’extrême vulnérabilité des appareils de défense et de sécurité nationaux est un déterminant majeur de leurs modalités d’action et de l’audace de leurs attaques. On ne lance pas des assauts répétés contre des camps militaires quand on n’est pas convaincu de l’extrême vulnérabilité de ces camps et du moral, en berne, des soldats. La réponse sécuritaire dont le Sahel a besoin doit viser à changer la perception du rapport de forces.
La qualité de la réponse sécuritaire apportée par les États avec le soutien des forces françaises et internationales dépend aussi de celle de la gouvernance politique. Cela revient à dire que le premier domaine dans lequel doit se faire voir l’effort de rompre avec les pratiques détestables d’enrichissement illicite, de laxisme, d’irresponsabilité et de tolérance pour les abus et crimes des soldats, donc avec la mauvaise gouvernance, est précisément celui de la sécurité.
Dans une vaste partie du Mali, du Burkina Faso, du Niger, le besoin impératif de sécurité exige le redressement des États et d’abord de leurs forces de défense et de sécurité
Ne pas faire tous les efforts aujourd’hui pour rééquiper moralement, humainement et matériellement les appareils de défense et de sécurité des pays du Sahel, et ceux des pays voisins aussi, c’est accepter que s’installe durablement, voire définitivement sur fond d’une décomposition des États, la prolifération de bandes armées qu’elles soient djihadistes, anti-djihadistes, d’auto-défense, criminelles. La réponse sécuritaire ne suffit pas. Tout à fait. La mauvaise réponse sécuritaire aggrave la situation. Absolument. Mais une réponse sécuritaire réfléchie et vigoureusement mise en œuvre reste aujourd’hui la première condition de la mise en œuvre de toutes les autres réponses politiques, économiques et sociales.
Source photo : Tam Tam info
Docteur en économie et ancien directeur du projet Afrique de l’Ouest de l’International Crisis Group, Gilles Yabi est le fondateur du laboratoire d’idées citoyen WATHI (www.wathi.org)
2 Commentaires. En écrire un nouveau
Bonsoir, j’ai été très réconforté en lisant cet article qui rejoint exactement la vision que nous nous efforçons à défendre au Burkina Faso. En effet, sur la base de l’expérience du Programme d’urgence pour le Sahel nous avons tiré comme enseignements en fin 2018, que dans des localités où “le ver est déjà dans le fruit”, il ne s’agit plus de faire de la prévention mais plutôt d’appliquer une thérapie de choc pour se débarrasser d’abord des parasites (sécurisation), mettre en place un mécanisme de consolidation (retour de l’administration et des services publics) ensuite et enfin permettre d’engager sereinement les actions de stabilisation et de prévention (retour des populations déplacées et actions de développement).
Force est de constater que, depuis le milieu de l’année 2019, face aux interrogations sur la volonté réelle de la communauté internationale à éradiquer le terrorisme et à l’émergence d’un sentiment anti-occidental en général et français en particulier, une tendance à mettre l’exacerbation de la situation sécuritaire sur le dos des problèmes de gouvernance s’est insidieusement installée (confère les propos des USA à la réunion du Conseil de sécurité sur le G5 Sahel ainsi que les propos de Macron). Cela est peut-être vrai. Mais dans la situation de pays comme le Burkina Faso ou le Mali, où l’insécurité a fini de chasser l’administration et les services publics, de quelle gouvernance peut-on parler?
C’est pourquoi, nous nous évertuons à faire comprendre que le nexus dans ce cas est : “sécurité-humanitaire-développement”. C’est cette vision que j’ai défendue en début décembre à Genève au panel du Conseil de l’Organisation internationale pour les migrations, en juillet à New York aux Nations unies ainsi qu’à Ouagadougou à la Conférence sur la cohésion sociale et l’articulation du lien entre sécurité, développement et action humanitaire dans l’espace du G5 Sahel.