Auteurs : Coralie Pring, Jon Vrushi
Transparency International
Grâce à plus de 100 sections nationales dans le monde entier et à un secrétariat international situé à Berlin, Transparency International travaille avec des partenaires du gouvernement, des entreprises et de la société civile pour mettre en place des mesures efficaces de lutte contre la corruption.
Afrobaromètre
Afrobaromètre est un réseau de recherche panafricain et non partisan qui mène des enquêtes d’opinion publique sur la démocratie, la gouvernance, les conditions économiques et les questions connexes dans plus de 30 pays d’Afrique.
Date de publication: Juillet 2019
Lien vers le document original
Sites des organisations : Afrobaromètre / Transparency International
Il n’est plus à démontrer que la corruption est une barrière au développement des nations. Elle constitue une limite majeure à la croissance économique, à la bonne gouvernance et aux libertés fondamentales, portant atteinte au bien-être des individus, des familles et des communautés. Pour reprendre les propos de Vera Songwe, secrétaire exécutive de la Commission économique des Nations Unies pour l’Afrique, la corruption est un fléau qui fait perdre chaque année à l’Afrique 148 milliards de dollars, environ un quart de son PIB moyen.
Basé sur une enquête de 47 000 citoyens dans 35 pays africains, ce document révèle que plus de la moitié des citoyens considèrent que la corruption s’aggrave dans leur pays et que leur gouvernement ne lutte pas efficacement face au phénomène. Environ 130 millions d’Africains ont dû payer un pot-de-vin pour accéder à des services dans les établissement publics. L’enquête révèle également que les plus pauvres sont deux fois plus susceptibles de devoir verser un pot-de-vin que les plus riches.
Dans la lutte contre la corruption, les institutions ne sont pas les seules à avoir un rôle à jouer. Les citoyens ont également un rôle décisif dans cette lutte. Le cas de la Gambie en est l’exemple, les citoyens ont activement manifesté pour renverser le régime autocratique du président Jammeh. Toutefois, il ne faudrait pas oublier que des acteurs étrangers présents sur le continent jouent un rôle de catalyseur dans le fléau de la corruption, versant des pots-de-vin à des autorités africaines pour l’exploitation des ressources cruciales pour le développement des pays du continent.
Face à des problèmes de corruption complexes et multidimensionnels que rencontrent les citoyens africains qui prennent de plus en plus conscience de leur capacité à enrayer la corruption, WATHI a choisi ce document qui montre la nécessité d’adopter des changements fondamentaux et systémiques pour freiner le phénomène.
La corruption en Afrique a bel et bien des répercussions macroéconomiques, mais aussi des répercussions directes sur la vie des citoyens. Il importe certes de prendre des initiatives et de mettre en place des réformes de lutte contre la corruption, mais dans une approche globale et systémique en incluant des mesures hors du continent africain. Dans cette perspective, les auteurs ont formulé un ensemble de recommandations à l’endroit des gouvernements africains et non africains.
En Afrique, les autorités gouvernementales doivent :
- Ratifier et appliquer la Convention de l’Union africaine sur la prévention et la lutte contre la corruption, et rendre compte des mesures qui sont prises.
- Enquêter, engager des poursuites et sanctionner les coupables pour tous les signalements de corruption dans les secteurs privé et public sans exception.
- Élaborer des normes minimales et des lignes directrices pour une passation de marchés éthique ; instaurer de solides pratiques de passation de marché sur tout le continent au moyen d’actions de formation, de mesures de suivi et d’études.
- Adopter des méthodes de commande publique ouverte pour rendre les données et les documents plus clairs et plus faciles à analyser et garantir la transparence des procédures de recrutement.
- Créer des mécanismes pour recueillir les plaintes des citoyens et renforcer la protection des lanceurs d’alerte afin que les citoyens puissent signaler les cas de corruption sans crainte de représailles.
- Permettre aux médias et à la société civile de demander des comptes aux gouvernements.
- Promouvoir la transparence des financements des partis politiques.
- Permettre la coopération transfrontalière pour lutter contre la corruption.
- Créer des registres publics précisant les noms des détenteurs de sociétés-écrans, afin de pouvoir évaluer soigneusement les soumissionnaires dans le cadre des passations de marché public et d’éviter que ceux qui dissimulent leur identité profitent d’activités criminelles et continuent de camoufler l’argent qu’ils ont volé.
- Faire voter et appliquer des lois sur les avoirs volés, à savoir les produits de la corruption, du crime et du blanchiment d’argent.
En dehors de l’Afrique, les autorités doivent :
- Créer des registres publics sous format ouvert où figurent des informations sur les propriétaires réels et naturels (bénéficiaires effectifs) des entreprises privées et des trusts.
- Faire réellement respecter la Convention de l’OCDE sur la lutte contre la corruption d’agents publics étrangers.
- Appliquer véritablement les normes du Groupe d’action financière (GAFI) relatives à la lutte contre le blanchiment d’argent pour empêcher que les produits de la corruption africaine soient blanchis dans leurs économies.
- Instaurer des mesures fortes pour faire rapatrier les biens volés dans leur pays d’origine, notamment grâce à une prise en charge rapide des demandes d’assistance juridique, et établir des cadres juridiques pour que les organisations de la société civile et les victimes de la corruption puissent saisir un tribunal afin de recouvrer leurs avoirs.
- S’assurer que les dirigeants et conseils d’administration des entreprises, y compris les multinationales présentes en Afrique, appliquent avec efficacité et transparence les plus hautes normes internationales de lutte contre la corruption et le blanchiment d’argent.
Les extraits suivants proviennent des pages : 9-10, 12, 14-23
Quelle est l’opinion des citoyens africains sur les niveaux de corruption ?
La corruption en hausse
La majorité des citoyens africains (55 %) pensent que la corruption a augmenté dans leur pays au cours des 12 derniers mois. Seuls 23 % d’entre eux considèrent qu’elle a baissé. Dans 22 pays sur 35, la plupart des répondants estiment que la corruption a prospéré, particulièrement en République démocratique du Congo (RDC) où 85 % des citoyens expriment cette opinion. De même, au Soudan et au Gabon, 8 citoyens sur 10 pensent que la corruption a augmenté (respectivement 83 % et 80 %). En revanche, au Burkina Faso et en Gambie, la moitié des citoyens environ considèrent que la corruption a diminué (respectivement 54 % et 46 %).
La majorité des citoyens africains (55 %) pensent que la corruption a augmenté dans leur pays au cours des 12 derniers mois
Le manque d’action de l’État
La majorité des Africains (59 %) estiment que leur gouvernement ne lutte pas efficacement contre les risques liés à la corruption. Ce constat est encore plus marqué dans certains pays. Au Gabon, 87 % des citoyens pensent que leur gouvernement échoue à lutter contre la corruption. Cette opinion est aussi répandue à Madagascar (83 %) et au Soudan (81 %). Inversement, 66 % des citoyens de la Sierra Leone et 61 % des habitants du Lesotho sont satisfaits des mesures prises par leur État.
La corruption par institution
Les citoyens voient la police comme l’institution publique la plus corrompue : près de la moitié (47 %) estiment que les policiers sont majoritairement ou totalement corrompus. Ces résultats sont similaires à ceux de la précédente série d’enquêtes menées en 2015. La confiance des citoyens dans la police doit donc encore être renforcée. Bon nombre des Africains considèrent aussi que les fonctionnaires d’État et les parlementaires sont majoritairement ou totalement corrompus (respectivement 39 % et 36 %). Les citoyens portent un regard moins critique sur les chefs religieux, les chefs traditionnels et les ONG, bien qu’une partie d’entre eux pensent que la corruption existe aussi parmi ces groupes (respectivement, 16 %, 22 % et 20 %).
En RDC, 81 % des citoyens pensent que la police est corrompue. Les citoyens du Gabon (75 %) et de l’Ouganda (70 %) expriment la même opinion. En revanche, la police est jugée beaucoup plus intègre à Maurice, en Tunisie et au Cap-Vert, où moins d’un quart des citoyens considèrent que les policiers sont majoritairement ou totalement corrompus (respectivement, 19 %, 23 % et 23 %).
Quelles sont les retombées de la corruption sur les citoyens ?
La corruption et les pots-de-vin
85 % des sondés avaient été en contact avec au moins un service public au cours de l’année précédente. Parmi ces personnes, plus d’une sur quatre (28 %) avait payé un pot-de-vin pour obtenir des services de base tels que la santé ou l’éducation. Dans les 35 pays sondés, environ 130 millions de citoyens avaient ainsi dû s’acquitter d’un pot-de-vin dans les 12 derniers mois. La RDC est le pays le plus concerné par les pots-de-vin (80 %), suivi par le Libéria (53 %), la Sierra Leone (52 %), le Cameroun (48 %) et l’Ouganda (46 %).
Maurice reste le pays où l’on verse le moins de pots-de-vin (5 %), avant le Botswana (7 %), le Cap-Vert (8 %), la Namibie (11 %) et le Lesotho (14 %). Toutefois, même dans ces pays, les gouvernements pourraient en faire plus pour mettre un terme aux pots-de-vin dans les services publics.
La confiance des citoyens dans la police doit donc encore être renforcée
La police apparaît comme le service public le plus susceptible d’exiger et de percevoir des pots-de-vin, ce qui rejoint les opinions exprimées par les citoyens qui estiment que la police est l’institution la plus corrompue en Afrique. Les hôpitaux et centres de santé publics, en revanche, sont peu concernés par la pratique des pots-de-vin. Néanmoins, 14 % des personnes qui ont eu besoin de services médicaux au cours des 12 derniers mois ont dû verser un pot-de-vin pour y avoir droit.
Bien que la santé soit généralement moins touchée que d’autres services, la pratique des pots-de-vin pour accéder aux soins de santé reste courante dans certains pays. Par exemple, en Sierra Leone, 50 % des citoyens ont dû s’acquitter d’un pot-de-vin pour recevoir des soins médicaux. Viennent ensuite la RDC et le Libéria (43 % dans les deux cas). En comparaison, au Botswana, 1 % seulement des citoyens ont dû verser un pot-de-vin au cours de leurs échanges avec des hôpitaux et centres de santé publics. Maurice (2 %) et l’Eswatini (anciennement le Swaziland) (3 %) sont également peu touchés par cette pratique.
Qui verse des pots-de-vin ?
Les résultats par sexe montrent que les hommes qui ont eu accès à des services de base au cours des 12 derniers mois ont payé légèrement plus de pots-de-vin que les femmes. Cela peut s’expliquer par le fait que les hommes sont traditionnellement responsables des finances familiales, voire qu’il leur incombe de verser le pot-de-vin pour que leur famille puisse accéder à ces services. Toutefois, l’enquête montre que la corruption touche également beaucoup de femmes, ce qui pèse sans doute lourdement sur les budgets des familles. Les mesures de lutte contre la corruption doivent chercher à soutenir toutes les victimes, quel que soit leur sexe, notamment en instaurant des mécanismes de signalement sans risque qui permettent d’enregistrer et de traiter sérieusement les plaintes.
Les citoyens pauvres sont nettement plus vulnérables face à la corruption que les citoyens aisés
Considérant la pauvreté, les citoyens pauvres sont nettement plus vulnérables face à la corruption que les citoyens aisés. Nous avons constaté que près de deux personnes sur cinq parmi les populations pauvres du continent africain versent des pots-de-vin pour accéder aux services publics, contre seulement une personne sur cinq parmi les populations riches. Ce résultat montre que les personnes défavorisées peuvent moins tenir tête aux fonctionnaires corrompus. Les personnes fortunées ont souvent d’autres possibilités, dont le recours aux services du secteur privé.
Les jeunes de 18 à 34 ans sont plus susceptibles de devoir verser des pots-de-vin que les plus de 55 ans. Pour obtenir des services de base, près d’un jeune sur trois a dû payer un pot-de-vin, contre une personne sur cinq chez les plus de 55 ans. D’autres études devront être réalisées pour comprendre si les personnes plus âgées reçoivent moins de demandes de pots-de-vin ou si elles les refusent davantage.
Faire face à la corruption
Le rôle des citoyens dans la lutte contre la corruption
Malgré les craintes de représailles et d’inaction, les citoyens sont optimistes. Ils sont 53 % à penser que les gens ordinaires peuvent changer la donne dans la lutte contre la corruption. Les espoirs sont particulièrement forts en Eswatini, en Gambie et au Lesotho, où 65 % à 71 % des citoyens estiment que leur voix compte. En revanche, au Niger (26 %), en RDC (32 %) et en Sierra Leone (39 %), nettement moins de citoyens se sentent capables de faire changer les choses. Les gouvernements de ces pays doivent donc chercher davantage à mobiliser les citoyens et leur montrer que leurs actions entraînent des changements positifs.
La dénonciation de la corruption
Les représailles sont particulièrement redoutées au Gabon, en Eswatini, au Malawi, à Sao Tomé et Principe, en Ouganda, au Nigéria, au Kenya et au Togo. Plus de trois quarts des citoyens de ces pays expriment de telles peurs. C’est en Gambie que la proportion de personnes craignant les représailles est la plus faible (39 %). Il reste toutefois inquiétant qu’un tel pourcentage soit le plus bas. Moins de la moitié des répondants (43 %) pensent que le signalement de la corruption est suivi d’effets. Au Lesotho, à Maurice, au Cap-Vert, au Botswana, en Eswatini et en Gambie, la majorité des citoyens (au moins 55 %) estiment que le signalement de la corruption peut susciter un changement.
En revanche, cette proportion tombe à moins d’un tiers au Libéria, en Guinée, au Nigéria, au Togo, au Gabon et en Namibie, où les citoyens sont nettement moins nombreux à penser que le signalement puisse être suivi d’actions (moins de 33 %). Les mécanismes de signalement peuvent être efficaces pour dissuader les agents publics de prendre part à des actes de corruption. Toutefois, ces mécanismes ne seront pas utilisés si les victimes craignent de subir des représailles ou si elles les jugent inefficaces. Les systèmes de signalement à la disposition des lanceurs d’alerte doivent être sécurisés et garantir la confidentialité et l’anonymat de leurs utilisateurs. Les enquêtes doivent être dûment menées et les coupables poursuivis.
L’espace civique
Les citoyens soutiennent largement la liberté d’intégrer des ONG ou des organisations de la société civile comme Transparency International, qui peuvent surveiller les situations de corruption et les abus de pouvoir de la part des autorités. C’est au Gabon, au Sénégal, à Madagascar et au Togo que la volonté de pouvoir adhérer librement à une ONG est la plus importante. Dans ces pays, plus de quatre citoyens sur cinq considèrent que chaque personne devrait pouvoir rejoindre une organisation si elle le souhaite.
La responsabilité des États
La plupart des citoyens considèrent que les gouvernements ont des comptes à rendre à la population. Lorsque les citoyens participent à la prise de décision, les résultats sont plus susceptibles de servir les intérêts de tous plutôt que de quelques entreprises ou politiciens. Les citoyens du Bénin, du Gabon, du Mali, du Togo et de la Gambie sont les plus ardents défenseurs de la notion de responsabilité du gouvernement. Dans ces pays, trois quarts des sondés considèrent que les gouvernements doivent rendre des comptes aux citoyens. En Afrique du Sud, en Tanzanie, à Madagascar, au Mozambique et en Namibie, les citoyens sont plus partagés. Près de la moitié d’entre eux préfèrent que le gouvernement obtienne des résultats concrets, même si cela signifie que les citoyens n’influent pas sur ses décisions.
Conclusion
Bien que les perceptions sur l’étendue de la corruption varient considérablement à travers le continent, la plupart des citoyens considèrent que le problème s’accroît, que leur gouvernement n’en fait pas assez et que la pratique des pots-de-vin reste bien trop répandue dans de nombreux pays. Les résultats des enquêtes menées en RDC, au Soudan et au Gabon sont particulièrement préoccupants. Les niveaux toujours plus élevés de corruption ainsi que le mécontentement vis-à-vis des mesures prises par les gouvernements pour corriger la situation montrent que ces pays doivent impérativement s’engager plus fermement dans la lutte contre la corruption. En Sierra Leone et au Libéria, la prévalence des pots-de-vin dans l’accès aux services publics est aussi un problème urgent.
Les citoyens doivent pouvoir accéder aux services publics essentiels sans devoir payer de pots-de-vin. Cependant, certains pays semblent plus efficaces que d’autres dans la lutte contre la corruption, au moins d’après l’opinion de leurs citoyens. D’une manière générale, les citoyens du Cap-Vert et de Maurice considèrent que le secteur public est relativement épargné par la corruption. La pratique des pots-de-vin en échange de services publics semble moins répandue dans ces pays. En Gambie, les citoyens pensent que la corruption a diminué récemment et que les mesures gouvernementales se sont améliorées. La situation du pays étant désormais moins stable, les opinions des citoyens sur les derniers changements devront être recueillies lors de prochaines enquêtes.
Les États africains doivent s’engager à mettre en œuvre des mesures anti-corruption. Pour cela, ils doivent adopter et faire respecter des cadres juridiques détaillés, renforcer leurs institutions, veiller à garantir une passation de marchés éthique et promouvoir la transparence du financement des partis politiques. Ils doivent aussi protéger les lanceurs d’alerte et soutenir les droits civiques et politiques tout en coopérant avec les autres pays qui enquêtent sur la corruption. La création de registres publics précisant les noms des propriétaires de sociétés-écrans et les mesures visant à récupérer les actifs volés sont aussi des démarches cruciales. Toutes les grandes économies et les centres financiers offshore ont un rôle à jouer.
Pour empêcher que l’argent sale volé en Afrique quitte le continent, ces pays et paradis fiscaux doivent lutter contre le blanchiment d’argent, faciliter le rapatriement des avoirs volés et créer des registres publics. Ils doivent aussi faire respecter véritablement la Convention de l’OCDE sur la lutte contre la corruption d’agents publics étrangers afin de s’assurer que leurs propres entreprises ne renforcent pas la corruption en Afrique. Les citoyens africains méritent de vivre dans des pays exempts de corruption. Les leaders du continent africain et du monde entier doivent agir sans tarder, avec détermination et intégrité.
Source photo : Afrobaromètre