Cadeau, solidarité et compromission : rompre le cercle vicieux
Il y a trois ans, j’ai assisté à une conférence où l’un des plus influents anciens chefs d’État en Afrique de l’Ouest était un invité de marque. Dans le panel auquel il a participé, plusieurs questions de société, dont celle de la corruption, ont été débattues. Une des nombreuses anecdotes distillées par le prestigieux hôte panéliste a particulièrement retenu mon attention.
L’ex-président expliquait que certaines pratiques culturelles africaines sont transférées dans l’administration publique et sont perçues comme une forme de corruption alors qu’elles ne devraient pas l’être. Il a notamment évoqué l’offre de cadeaux et le caractère solidaire qu’elle revêt dans les cultures africaines… Je voudrais ici livrer quelques lignes de mon analyse personnelle de cette pratique du cadeau sur fond de solidarité
Le cadeau : expression d’un solidarisme de compromission ?
Dans le contexte de beaucoup de pays ouest-africains et même au-delà, le cadeau est plus qu’un acte privé d’amitié et de charité entre les individus, comme l’a défini Schultz (2010). Il exprime la solidarité, c’est-à-dire un lien qui conduit les gens à s’entraider. Le cadeau, c’est aussi l’expression d’un sentiment de compassion ou de joie en direction d’un parent ou ami.
Cette pratique reflète une forme de dépendance mutuelle qui signifie que la personne reçoit, parce qu’elle donne aussi en retour. De ce fait, le cadeau n’est pas seulement un geste altruiste ; il prend une forme d’obligation morale, parce qu’institué dans un cadre de responsabilité mutuelle des uns envers les autres. Celui/celle qui ne respecte pas cette obligation est éthiquement condamnable parce qu’il/elle se serait rendu(e) coupable de violations des règles déontologiques de ce solidarisme.
Ainsi, à titre illustratif, il est coutume d’observer qu’un paysan, qui va rendre visite à ses parents en ville, prélève une partie de sa production qu’il propose en cadeau, même si ses parents ont une vie meilleure en ville. En retour, le solidarisme se manifeste par le fait que le parent visité a aussi l’obligation morale de rembourser ou de payer pour le coût de transport du visiteur par exemple.
Implicitement, il y a une forme d’échange, même s’il est moins certain que les valeurs soient équivalentes. Mais, en réalité, les valeurs des biens échangés sont moins importantes que la valeur du geste. Le sens commun est que «ce n’est pas la valeur du cadeau qui compte, mais plutôt le geste ».
Le paysan a la satisfaction morale d’avoir partagé les fruits de son travail avec sa famille ou sa communauté, tandis que le résident de la ville s’est acquitté d’un devoir moral de reconnaissance du geste du paysan, mais aussi du témoignage de sa sympathie pour la générosité exceptionnelle de ce dernier à partager les maigres fruits de son travail. Cependant, même si le résident de la ville paye le transport en reconnaissance du geste du visiteur, et pas nécessairement en échange du cadeau reçu, il a comme une obligation à le faire au nom du solidarisme.
Dans le contexte de « famille élargie » dans les pays ouest-africains, la redevance n’est pas seulement individuelle, mais elle prend une forme familiale et filiale. La faveur rendue par l’usager est due au frère, au cousin, à la tante, à l’ami…
Cette vision du cadeau, forgée par cette forme de solidarité, peut avoir des implications néfastes dans l’administration publique. Comme l’a expliqué Schultz (2010), le « cadeau est une vertu privée paradigmatique qui peut devenir un vice public dans un cadre professionnel ». Cette pratique du cadeau peut conduire le fonctionnaire à être plus enclin à faire des compromissions. D’autant que dans un tel contexte, et mû par la méta-éthique du solidarisme, le cadeau peut « créer un sentiment de dépendance, de la réciprocité, ou la dette » (Schultz, 2010). Il suffit qu’un usager rende service à un agent public, même dans un cadre privé, pour qu’il se sente redevable dans l’exercice de ses fonctions, au nom de la déontologie du solidarisme.
La compromission procède ainsi de l’obligation de répondre à une faveur par une faveur. Dans le contexte de « famille élargie » dans les pays ouest-africains, la redevance n’est pas seulement individuelle, mais elle prend une forme familiale et filiale. La faveur rendue par l’usager est due au frère, au cousin, à la tante, à l’ami… Toutefois, à côté de cette forme de solidarité, qui peut être source de corruption, il semble qu’il y ait aussi une autre vision plutôt vertueuse, à laquelle il conviendrait de s’attacher pour bâtir une administration publique à l’abri des compromissions.
Une autre vision du cadeau comme expression de la solidarité
En réalité, le fondement philosophique de la solidarité peut être perçu sous l’angle de la dualité entre la forme présentée précédemment et celle plutôt obligeante, dans le contexte de la multiplicité des aires culturelles qui cohabitent dans les pays ouest-africains. Sous cette forme alternative, la solidarité n’a pas à être soumise à la transaction ou au commerce, ni à une quelconque obligation de réciprocité.
Il ne devrait pas y avoir de transactions sur la moralité, et la solidarité est avant tout un acte moral. Elle devrait être manifestée et exprimée envers la personne dans le besoin, sans aucune exigence en retour. Ainsi, lorsque le paysan décide d’offrir une partie de sa production, il le fait de bon cœur et ne doit pas s’attendre à un rendement. Moralement, il a même l’obligation de n’accepter rien en retour, au risque d’être répréhensible sur le plan éthique.
Il devrait donc y avoir une charte ou un code de conduite indiquant les exigences éthiques minimales, visant à décourager la mentalité de «protéger la faveur ».
Cette vision, à notre sens, est celle qui doit fonder les actions en vue de l’éradication de la compromission par le cadeau dans l’administration publique. Comme le souligne l’Organisation de coopération pour le développement économique (OCDE), «les citoyens attendent des fonctionnaires de servir l’intérêt public en toute impartialité, légalité, transparence et intégrité sur une base quotidienne ».
Ce principe devrait guider la définition des exigences minimales du métier du fonctionnaire, c’est-à-dire un ensemble de «valeurs présomptueuses ainsi que des normes plus détaillées sur la façon de les mettre en pratique». Il devrait donc y avoir une charte ou un code de conduite indiquant les exigences éthiques minimales, visant à décourager la mentalité de «protéger la faveur ». Ces exigences constitueraient le référentiel éthique permettant à l’administrateur public de faire face à ces types de conflit d’obligations, et l’aider à gérer les dilemmes éthiques qui caractérisent son environnement de travail.
Comme l’a suggéré Gilman (2005), la charte ou le code doit cependant éviter d’être trop prétentieux au risque d’être contre-productif. Si des défaillances devenaient trop fréquentes dans son application du fait de sa sophistication, cela pourrait décourager les fonctionnaires prédisposés à un comportement éthique. Ces derniers verraient alors une prime à la conduite amorale, lorsque l’application du code échoue à sanctionner ceux qui s’en écartent, du fait de sa trop forte sophistication.
Godfried Rodolphe Missinhoun est économiste, diplômé de Sciences-po, Paris. Il a une expérience dans la pratique du développement international. Il est actuellement l’économiste principal pour l’Afrique de l’Ouest à la Banque islamique de développement. Il a également servi à la Commission de l’Union africaine en Éthiopie et au Programme des Nations Unies pour le développement en Guinée Bissau.