Dans le cadre du débat sur les systèmes de santé en Afrique de l’Ouest, WATHI a rencontré le professeur Serigne Magueye Gueye, président du Collège ouest-africain des chirurgiens (COAC), pour discuter des défis des systèmes de santé en Afrique. Il répond à nos questions dans cet entretien :
- Comment assurer un accès élargi et moins couteux aux services chirurgicaux ?
L’accès aux soins chirurgicaux est une composante essentielle de la Couverture maladie universelle (CMU). Je parle bien entendu de l’accessibilité financière et géographique aux soins chirurgicaux sans laquelle on ne peut pas parler de CMU ou de Couverture sanitaire universelle (CSU). Il faudrait porter ces soins au maximum en direction de la communauté en allant le plus bas possible.
Au niveau des soins de santé primaire, il faut offrir des paquets de soins de chirurgie qui peuvent contribuer à réduire certains cas de morbidité au premier rang desquels la mortalité maternelle et infantile. Aujourd’hui, on sait que si les soins obstétricaux et néonataux d’urgence sont disponibles au niveau de la communauté, on a des chances de réduire toutes les complications liées à la grossesse et à l’accouchement mais aussi des complications assez spectaculaires telles que les fistules obstétricales dont on parle souvent.
Assurer l’accès universel aux services de chirurgie, ce n’est pas seulement construire des hôpitaux, ou y mettre de l’équipement et des ressources humaines. Tout cela est important mais il faut aussi tous les services qui tournent autour. Cela peut se résumer à la prise en compte des déterminants sociaux de la santé. On peut construire un hôpital, y mettre tout ce qu’il faut mais personne n’y va parce que les gens n’ont pas la culture d’aller à l’hôpital. On a beaucoup de maternités qui fonctionnent à vide parce que les populations qui sont aux alentours ne les fréquentent pas. Elles ont gardé la tradition d’accoucher dans une case alors qu’il faut cesser cette pratique souvent effectuée par une matrone.
Assurer l’accès universel aux services de chirurgie, ce n‘est pas seulement construire des hôpitaux, ou y mettre de l’équipement et des ressources humaines (…), il faut aussi la prise en compte des déterminants sociaux de la santé
Parmi les déterminants sociaux qu’il faut considérer, premièrement, il y a celui de l’éducation. C’est ainsi que les gens sauront que dans certaines situations, il est nécessaire qu’ils aillent à l’hôpital. Deuxièmement, il faut inculquer des notions d’hygiène. Ainsi, on évite que les gens tombent malades et on réduit le nombre de cas de bénéficiaires de soins. Il faut davantage investir dans la prévention pour éliminer le nombre de cas de maladie. Troisièmement, il faut bannir tous les facteurs nocifs qui peuvent entrainer des maladies au premier rang desquels le tabac. Il constitue un désastre qui entraîne des problèmes pas seulement médicaux mais aussi chirurgicaux.
Enfin, il faut que l’on parle de l’alimentation des populations. Est-ce qu’un pays peut couvrir les frais d’éducation et de santé si on court derrière l’autosuffisance alimentaire? Et même au niveau individuel, si les gens consacrent l’essentiel de leurs gains à assurer des dépenses de nourriture, il peut ne pas leur rester de l’argent pour ne serait-ce que vacciner leurs enfants.
C’est là où le financement de la santé est aussi une dimension importante. Toujours dans la même perspective, il est important que les populations aient une alimentation équilibrée. Au Sénégal, nous consommons énormément de riz. Nous pouvons réduire les 2/3 de cette consommation en amenant les gens à associer à ce riz plus de légumes et de protéines, lesquels sont essentiels pour la santé.
- Comment parvenir à changer les habitudes alimentaires de tout un pays ?
Pour le faire, c’est toute une politique de communication et de sensibilisation à mettre en place. Il faut donner l’exemple et être pédagogique dans la manière d’expliquer la nécessité de changer les habitudes alimentaires. On peut le faire à la télévision, à la radio, etc. On peut aussi apprendre aux populations les différentes manières de consommer les légumes pour varier leur alimentation. En réduisant notre consommation de riz par exemple, nous pouvons faire des économies d’échelle que nous pouvons réinvestir dans l’éducation et la santé qui sont les principaux besoins fondamentaux de nos pays.
- Quels financements innovants pour soutenir les systèmes de santé dans la région ?
La question du financement est un élément très important pour la gestion des dépenses qui sont liées à la santé. Les sources traditionnelles de financement des systèmes de santé dans la région sont fragiles. Il faut donc réfléchir à des sources alternatives de financement. La Zakat me paraît être une solution intéressante dans les pays musulmans. C’est une aumône légale obligatoire pour les musulmans. Si on pouvait organiser la collecte de la Zakat, nous pourrions mettre en place une structure de confiance qui permettrait aux nationaux de donner de l’argent pour qu’on puisse soigner les indigents.
Cette structure ne devrait pas forcément être publique. Il faudrait plutôt qu’elle soit une fondation privée à but non lucratif mise sous l’autorité du ministère de l’Intérieur. Elle pourrait s’appeler la “Zakat Fund for Health and Education”. Cette fondation pourrait être liée à d’autres fonds de Zakat d’ailleurs qui peuvent l’alimenter : en Arabie saoudite, au Koweit, aux Émirats arabes unis etc. Chaque année, l’argent collecté par cette fondation pourrait permettre de mettre fin à un problème de santé publique en particulier : santé des femmes, chirurgie des maladies tropicales négligées, maladies non transmissibles.
Le tabac est un désastre qui entraine des problèmes pas seulement médicaux mais aussi chirurgicaux
- Le manque de ressources humaines dans le domaine de la santé, lié entre autres facteurs à la fuite de cerveaux, est un des grands obstacles pour l’efficacité des systèmes de santé en Afrique de l’Ouest. Comment faire face à ce défi ?
La fuite des cerveaux est énorme en Afrique et elle est souvent liée à l’environnement de travail dans les pays africains. Aujourd’hui, il est dit que 9 médecins nigérians sur 10 veulent quitter leur pays. Les médecins sénégalais sont ceux qui migrent le moins. Ceux qui partent reviennent parce qu’il y a un environnement qui nous permet de travailler.
Je suis revenu au Sénégal parce que je savais que dans mon pays, on ne va pas prendre en considération mon ethnie ou ma religion avant de me donner un travail. La diversité ethnique est normalisée et vue comme une richesse. Ce n’est pas le cas dans tous les pays.
Le problème dans plusieurs pays ce sont toutes ces choses qui tournent autour de la vie de tous les jours des personnes et qui font qu’elles ne peuvent pas s’épanouir. J’ai voyagé dans certains pays où toutes les personnes de ma spécialité étaient du même clan ou de la même ethnie. Il y a des pays où cela se pose en termes d’appartenance à des clubs ou à des sectes. Le Sénégal n’est pas arrivé à ce niveau-là et il ne faudrait pas que cela arrive. Tant qu’on maintient cet environnement, les ressources humaines resteront dans ce pays car la qualité de vie peut être meilleure qu’en Occident.
- Que faire pour que toutes les zones géographiques de nos pays aient accès à un personnel de santé de qualité ?
Au Sénégal, il y a du personnel sanitaire de qualité à tous les niveaux ; le problème c’est sa répartition et son maintien dans l’ensemble du territoire. Cela s’explique notamment par le manque de solides mécanismes d’incitation qui leur soient dédiés. On ne peut pas payer une sage-femme qui est dans une zone rurale éloignée le même salaire que celle qui est à Dakar alors que la première n’est pas dans un environnement aussi confortable que la seconde.
Si on pouvait organiser la collecte de la Zakat, nous pourrions mettre en place une structure de confiance qui permettrait aux nationaux qui veulent contribuer par leur Zakat de donner de l’argent pour qu’on puisse soigner les plus indigents
Il y a eu des projets au ministère de la Santé qui ont essayé de le faire mais il faudrait que cela soit plus structuré. Le Sénégal peut faire un classement de ses régions en deux ou trois catégories et offrir des indemnités d’éloignement aux professionnels de santé selon la catégorie à laquelle ils appartiennent. Il faut penser à des incitations pour que les personnes que l’on affecte dans les régions les plus reculées se sentent bien là où elles sont en service. Le manque de services basiques dans certaines zones rurales comme l’électricité, l’eau ou une banque à proximité constitue également un facteur de découragement pour y travailler.
- En plus des mesures incitatives, devrait-on imposer un service rural obligatoire à une certaine catégorie de médecins afin de décentraliser l’accès aux professionnels de santé de qualité dans tout le pays ?
On ne peut pas exiger un service chirurgical obligatoire aux médecins comme on le faisait dans l’armée. On ne travaille mieux que là où on s’épanouit le mieux. La plupart des enseignants dans les facultés de médecine de Thiès ou de Saint-Louis n’habitent pas ces régions. Comment allez-vous développer la médecine dans ces zones-là ? Il ne s’agit pas seulement de créer des facultés et d’y affecter des ressources humaines qui ne veulent pas rester dans ces régions. Il faudrait en les y affectant leur permettre de revenir là d’où elles sont. Il ne faut pas les déplacer loin de chez elles et les oublier mais plutôt créer un cadre de mobilité rassurant basé sur des critères justes.
La carrière ne peut pas être une contrainte du début à la fin. Permettons aux gens d’avoir la capacité, dans le cadre de leur boulot, d’avoir une mobilité qui peut leur assurer le retour là où ils le veulent au fil de leur carrière. Cela dit, je pense qu’il va falloir revisiter la formation des médecins. C’est un aspect fondamental. Le Sénégal est le deuxième pays africain francophone à avoir commencé l’enseignement des services de la santé après Madagascar. Les médecins que l’on formait avant ne sortaient pas de l’école sans être capables d’offrir des services de chirurgie aux populations. Puis, on a modernisé l’enseignement de la médecine, mais y-a-t-on vraiment ajouté de la qualité ?
Je suis revenu au Sénégal parce que je savais que dans mon pays on ne va pas prendre en considération mon ethnie ou ma religion avant de me donner un travail
A mon époque, les médecins étaient formés sur sept ans, maintenant ils le sont sur huit ans. Mais, je me demande vraiment si les médecins formés sur une durée de huit ans sont meilleurs que ceux formés en sept ans. En fait, non. Pourquoi a-t-on gardé cette huitième année alors si ce n’est pas pour former de meilleurs médecins ?
Peut-être que l’on devrait utiliser cette huitième année pour une formation complémentaire en chirurgie pour que le médecin qui sorte de la faculté de médecine ait un minimum de compétences médicales lui permettant, quel que soit l’endroit du pays où il est affecté, de servir les populations. Que les médecins de toutes les spécialités puissent effectuer des pratiques chirurgicales de base où qu’ils se trouvent. La grande question doit être : quel type de médecin devons-nous avoir pour quel type de population ?
- Comment appuyer les pays les plus faibles en ressources humaines de qualité dans la région ?
La Guinée-Bissau, la Gambie, le Liberia, le Cap-Vert et la Sierra Leone sont les pays de la région qui ont le plus besoin de soutien en termes de ressources humaines de santé. Justement, pallier le manque de personnel de santé dans ces pays constitue un des objectifs du Collège ouest-africain des chirurgiens.
Il faut des programmes de formation locale mis en place en deux étapes. En premier lieu, il est nécessaire de mettre en place des programmes de formation pour transférer aux médecins existants des compétences de niveau intermédiaire dans tous les domaines de la médecine. Dans l’urgence, on peut former, dans une courte durée, les médecins en exercice à faire des chirurgies essentielles en attendant de former des chirurgiens sur cinq ans. Ainsi, le médecin que l’on affecte à Fongolimbi pourra effectuer une intervention comme l’extraction d’une dent. Il faut mixer la formation à long terme à la formation à court terme.
On peut former, dans une courte durée, les médecins en exercice à faire des chirurgies essentielles en attendant de former des chirurgiens sur cinq ans
Il faut aussi déléguer certaines compétences. Des actes ou des gestes que ne faisaient que des chirurgiens peuvent être enseignés à des personnes qui ne sont pas chirurgiens mais qui peuvent faire quelque chose pour la population. Si, par exemple, des infirmières pouvaient effectuer des soins obstétricaux et néonataux d’urgence tels que la césarienne, la mortalité maternelle serait réduite. Je suis convaincu qu’elles peuvent le faire.
- Au-delà des initiatives déjà existantes, comment accélérer l’intégration régionale en matière de santé ? Qu’est-ce que l’Organisation ouest-africaine de la santé (OOAS) peut faire dans ce sens ?
L’OOAS est un instrument d’intégration extraordinaire et exclusif de notre région. Elle fait pour notre région ce que l’Organisation mondiale pour la santé (OMS) fait au niveau mondial. Elle a contribué à harmoniser toutes les filières de formation spécialisée dans l’ensemble des pays francophones. Le programme de formation d’un cardiologue au Sénégal est le même que celui au Bénin, au Niger, etc. Maintenant, on est dans la dernière phase de la procédure d’harmonisation qui inclut aussi les pays anglophones de l’Afrique de l’Ouest.
L’OOAS a contribué à harmoniser toutes les filières de formation spécialisée dans l’ensemble des pays francophones. Le programme de formation d’un cardiologue au Sénégal est le même que celui au Bénin, au Niger, etc.
Sous l’égide de l’OOAS, des collèges sont en train de s’organiser dans le cadre d’un forum des Collèges ouest-africains de formations spécialisées. Ce sont : le Collège ouest-africain des médecins, le Collège ouest-africain des infirmiers, le Collège ouest-africain des pharmaciens et le Collège ouest-africain des chirurgiens. Ces collèges effectuent un travail remarquable pour améliorer les aspects des systèmes de santé ouest-africains.
Il faut donner à l’OOAS des moyens pour qu’elle puisse appliquer ses programmes. Il faudrait aussi que les États accompagnent davantage son action au niveau national. J’ai l’impression que c’est là où se situe le problème. On ne sent pas trop le lien entre les politiques nationales et les politiques définies par l’OOAS.
Crédit photo : Organisation mondiale pour la santé (OMS)
Chercheur tant en science clinique que fondamentale, le professeur Serigne Magueye Gueye a une expertise dans le domaine de la pédagogie des sciences de la santé, de l’évaluation et la mise en œuvre de programmes de formation. Il est le chef du département d’urologie à l’hôpital général de Grand Yoff (ex-CTO). Professeur d’urologie à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar, il est le président du Collège ouest-africain des chirurgiens.