Bruno Clément-Bollée
Les temps confinés sont propices à réflexion. Face aux conséquences économiques inéluctables et colossales, selon les experts, que l’épidémie de coronavirus aura en Afrique, j’ai jugé à propos, à la suite d’une expérience africaine vécue récemment en matière d’insertion socio-professionnelle, de réfléchir à utiliser l’informel, compte tenu du poids impressionnant qu’il représente, comme pilier autour duquel rebâtir l’activité économique sur le continent. Une révolution en somme…en toute simplicité ! Que nos experts se rassurent, ma seule ambition n’est que de bousculer les idées reçues et provoquer la réflexion quand, face à l’ampleur du tsunami économique et social annoncé, s’offre une opportunité unique pour l’Afrique d’atténuer sensiblement sa dépendance. D’aucuns pourront peut-être en tirer profit.
Ce processus a permis de transformer la débrouille informelle de départ en activité économique durable génératrice de revenus, valorisée pour l’intéressé, sécurisée pour sa famille et reconnue par l’État. Ce n’est plus de l’informel et tout le monde y gagne
Au-delà de la terrible catastrophe sanitaire qu’elle a provoquée, la crise du coronavirus est avant tout un révélateur, celui de l’état de notre monde. D’évidence, depuis le début de l’épidémie, nous percevons de façon plus visible les mutations majeures qui remodèlent la géopolitique planétaire depuis quelques temps. Ainsi, la puissance impressionnante de l’acteur chinois conteste désormais ouvertement la suprématie des États-Unis et nous fait craindre le développement d’une nouvelle forme de guerre froide. De même le retour des États nations en Europe, avec des pays membres préférant le repli intérieur et les solutions nationales au recours à l’Union et à l’action solidaire, nous oriente vers un possible retour de rivalités qu’on pensait oubliées.
Un autre trait, plus discret, s’ancre pourtant lui aussi dans le paysage mondial, l’étonnante résilience des États africains face aux grandes catastrophes. Dans cette crise, pour contourner ses faiblesses en infrastructures et équipements sanitaires et ne pouvant compter sur l’aide désordonnée de partenaires extérieurs empressés, eux-mêmes empêtrés dans leurs propres difficultés, l’Afrique, avec les «moyens du bord», a su trouver avec intelligence et pragmatisme les solutions efficaces pour limiter la casse de façon spectaculaire. Mieux, elle a fait preuve d’une solidarité exemplaire, montrant au passage un bel exemple de gestion communautaire, digne et responsable, aux sempiternels donneurs de leçons.
Les exemples foisonnent: le Sénégal démontre une gestion exemplaire de l’épidémie, Madagascar développe l’artemisia dont les effets thérapeutiques étonnent et la met à disposition du continent, la Guinée Bissau propose de la distribuer aux pays de la CEDEAO… Faut-il s’attendre à voir les acteurs africains, forts d’une confiance renforcée, en profiter pour bousculer les règles de fonctionnement en cours, rejeter les systèmes importés et tenter de réduire de façon irréversible une dépendance jugée trop lourde ? En clair et pour sacrifier à l’expression en vogue, l’Afrique en profitera-t-elle pour «changer de paradigme»? Il est vrai qu’une opportunité unique s’ouvre pour elle dans le domaine économique, symbole de cet état de dépendance.
Un autre trait, plus discret, s’ancre pourtant lui aussi dans le paysage mondial, l’étonnante résilience des États africains face aux grandes catastrophes
Objet de toutes les attentions spéculatives, elle pourrait enfin rompre avec le système économique dans lequel elle est engluée et qui l’a toujours cantonnée dans le rôle humiliant d’éternel débiteur. Aussi, le tsunami économique et social annoncé par tous les experts ne peut-il servir d’aiguillon pour décider les gouvernants africains à tout changer, brutalement, résolument, définitivement? N’est-ce pas l’occasion pour le continent d’en finir avec les modèles imposés, inadaptés, irréalistes, inefficaces, qui ne l’avantagent jamais? On sait la force de ses atouts et son étonnante capacité de résilience quand il s’agit de puiser dans ses forces vives pour trouver des réponses originales et adaptées. Manquera-t-il l’audace pour décider enfin de passer le pas? A ce jeu, le bon sens commande toujours de partir des réalités existantes.
De façon surprenante, le secteur informel représente aujourd’hui une part étonnamment importante de l’activité économique africaine, oscillant entre 80 et 90 % du total disent les experts, voire davantage pour les États en situation de crise. Plus surprenant encore, il jouit d’une piètre considération malgré ce poids écrasant. Rejeté par le système universel car jugé peu valorisant, il n’est évoqué que du bout des lèvres alors qu’il s’impose partout sur le continent de façon anarchique dans l’indifférence incompréhensible de ceux qui auraient pourtant tout intérêt à le contrôler.
Il s’agit bien d’évoquer ici ces innombrables petits métiers pratiqués partout, en ville comme en brousse, qui permettent de gagner le jour le maigre pécule qui nourrira la famille le soir. Appris sur le tas, ne bénéficiant d’aucun soutien juridique, administratif ou social, ils plongent ses pratiquants dans un état de précarité tel qu’il les fait basculer dans la misère à la première contrariété. Pourtant, pour les avoir vus à l’œuvre sur les trottoirs de Djibouti, d’Abidjan, de Tananarive, de Dakar…, femmes et hommes qui pratiquent l’informel sont souvent de vrais magiciens, travailleurs d’autant plus acharnés qu’ils jouent leur survie tous les jours. Ils se désespèrent de ne pouvoir exploiter l’or qu’ils ont dans les doigts, totalement ignorés par l’État qui n’exerce aucun contrôle dessus et n’en reçoit évidemment rien en retour. Pourtant, nul ne peut le nier, la réalité de l’activité économique en Afrique, c’est d’abord l’informel!
De façon surprenante, le secteur informel représente aujourd’hui une part étonnamment importante de l’activité économique africaine, oscillant entre 80 et 90 % du total disent les experts, voire davantage pour les États en situation de crise
Dans ces conditions qui ne peuvent satisfaire, transformer cette réalité écrasante considérée comme faiblesse aujourd’hui en force pour demain devrait être le défi à relever par tous ceux qui prétendent réfléchir à l’avenir des systèmes économiques africains. Il est urgent de rebâtir l’activité économique autour de ses réalités et répondre au défi social. Tout le commande, la situation de crise actuelle et la croissance démographique notamment. Bien sûr, cela obligerait d’abord à changer le regard porté sur le secteur informel avant d’en reconsidérer toutes les composantes (reconnaissance, valorisation, structuration, sécurisation, organisation, formation, installation, fonctionnement, développement…).
Je crois l’imagination et l’enthousiasme suffisamment vifs en Afrique pour produire des solutions notables de succès. A ce propos, l’expérience décrite ci-dessous, vécue récemment en Côte d’Ivoire, pourrait peut-être inspirer. Conseiller au sein de l’organisme présidentiel en charge du Désarmement, démobilisation et réintégration (DDR) des ex-combattants issus de la crise ivoirienne, j’ai contribué de 2013 à début 2016 à gérer la réintégration sociale et professionnelle dans le secteur civil de près de 70 000 ex-combattants. Le niveau scolaire comme de formation professionnelle des intéressés était particulièrement faible.
Pourtant, pour les avoir vus à l’œuvre sur les trottoirs de Djibouti, d’Abidjan, de Tananarive, de Dakar…, femmes et hommes qui pratiquent l’informel sont souvent de vrais magiciens, travailleurs d’autant plus acharnés qu’ils jouent leur survie tous les jours
Souvent non rétribués, après plusieurs années passées dans la brousse à vivre de façon totalement anarchique, beaucoup d’entre eux aspiraient à rentrer au village, forts d’un petit métier à exercer. Le résultat final a été considéré à l’unanimité comme un succès. Sur les 56 000 ex-combattants réinsérés, près de 51 000 l’ont été globalement dans les petits métiers, les 5 000 autres rejoignant la fonction publique civile d’État.
Au-delà de son aspect quantitatif déjà éloquent, ce résultat obtenu en moins de trois ans est surtout notable au plan qualitatif. N’ayant d’autres choix que de s’accrocher aux réalités de l’activité économique ivoirienne, les gestionnaires du DDR ont vite compris que les petits métiers relevant de l’informel s’imposeraient. Pour autant, pas question non plus d’enfermer les intéressés dans un statut de précarité.
Il a donc fallu imaginer dans l’urgence un processus permettant de s’appuyer sur l’informel sans placer dans l’informel ! La réponse proposée prévoyait d’abord une phase d’un mois de mobilisation et de motivation des esprits dans des camps dits de resocialisation créés pour la circonstance. Suivait dans la foulée le déroulement d’un processus visant à acquérir la maîtrise des petits métiers souhaités par les ex-combattants, et dans le même temps à valoriser, faire reconnaître et sécuriser ces activités économiques grâce à l’aide d’outils concrets.
Sur les 56 000 ex-combattants réinsérés, près de 51 000 l’ont été globalement dans les petits métiers, les 5 000 autres rejoignant la fonction publique civile d’État
Bancarisation, d’abord, avec ouverture systématique d’un compte et pédagogie de sa gestion pour chaque ex- combattant, lui donnant le sentiment souvent pour la première fois de son existence qu’il pourrait maîtriser (un peu) son destin économique. Reconnaissance de l’activité exercée, ensuite, par délivrance d’un diplôme officiel émanant du ministère concerné une fois la formation effectuée et l’examen passé, obligeant l’État ou plus précisément les ministères à intégrer la capacité à reconnaître soudainement les nombreuses formations acquises.
Inscription de l’activité à la Chambre des Métiers, encore, contre une taxe annuelle réglée par l’intéressé, permettant à l’État d’avoir enfin connaissance de l’activité et d’en tirer profit, mais aussi et surtout l’obligeant à protéger, encadrer et suivre l’activité en question.
Sécurisation, enfin, de la situation de l’intéressé avec inscription contre modeste cotisation à la Couverture Maladie Universelle, assurant une part substantielle de prise en charge par l’État des frais de santé pour tous les membres de sa famille. Ainsi, ce processus a permis de transformer la débrouille informelle de départ en activité économique durable génératrice de revenus, valorisée pour l’intéressé, sécurisée pour sa famille et reconnue par l’État. Ce n’est plus de l’informel et tout le monde y gagne.
Bancarisation, d’abord, avec ouverture systématique d’un compte et pédagogie de sa gestion pour chaque ex- combattant, lui donnant le sentiment souvent pour la première fois de son existence qu’il pourrait maîtriser (un peu) son destin économique
Les causes de ce succès pourraient inspirer. D’abord, le rôle central de l’État, qui a eu volonté de s’approprier la gestion du DDR, concevoir un processus crédible, et convaincre ses nombreux partenaires de l’accompagner plutôt qu’ils ne lui imposent des solutions venues d’ailleurs. Ensuite, la prise en compte des réalités, dont la prégnance de l’informel dans le paysage économique ivoirien. De même, le pragmatisme des solutions appliquées en ce qui concerne les petits métiers. Encore, la considération portée aux ex-combattants. Enfin, la transparence de la gestion du processus, avec une coordination et un pilotage rassurant acteurs nationaux comme extérieurs.
Rentré de Côte d’Ivoire, j’ai partagé cette expérience avec nombre de personnalités africaines, toujours intéressées. Chacune convient que réfléchir à s’emparer de l’informel est aujourd’hui prioritaire et urgent, davantage pour ses incidences sociales qu’économiques. On le voit bien, des solutions existent. Seule l’audace de passer le pas fait encore défaut. Et bien sûr, c’est d’abord l’État qui est concerné, c’est à lui que revient la décision de changer ou pas les choses.
Alors, avant que le chaos annoncé ne s’installe et pour faire mentir les prophètes de malheur, l’heure n’est-elle pas venue de provoquer la refondation attendue, nécessaire et salutaire de l’activité économique en partant de ses réalités ? C’est dans les situations exceptionnelles que se révèlent les Grands Hommes. Qui osera à son tour galvaniser les foules et convaincre les décideurs africains de s’emparer du secteur informel avec de l’audace, encore et toujours de l’audace!
Crédit photo : lequotidien.sn
Bruno Clément-Bollée est Général de corps d’armée (2S), il est l’ex-directeur de la Coopération de sécurité et de défense au ministère des Affaires étrangères français. Il est l’ancien conseiller du directeur de l’Autorité pour le désarmement, la démobilisation et la réintégration (ADDR) en Côte d’Ivoire.
2 Commentaires. En écrire un nouveau
Voilà qui est bien réfléchi et bien dit: vous indiquez la voie à suivre. J’espère que cet article va ouvrir les yeux à nos dirigeants africains en charge de la destinée de notre continent
Merci, mon Général, de bousculer les idées reçues et de stimuler la réflexion sur le potentiel de ce secteur qui déborde d’inventivité et d’énergie. Puissent votre constat et vos propositions inspirer tous ceux qui œuvrent pour que l’Afrique prenne fièrement son destin en main!