André Franck Ahoyo
Le 20 novembre 2019 marque la commémoration du 30ème anniversaire de la Convention internationale des droits de l’enfant (20 novembre 1989). Cette célébration donnera certainement lieu à des manifestations festives au sein du système des Nations Unies. Pourtant, Il n’y a pas lieu de trop se réjouir. Car les taux d’enregistrement des naissances restent bas et très contrastés dans les pays d’Afrique subsaharienne.
En 30 ans, les progrès sont poussifs, et ce malgré la proclamation de la période 2017-2026 « Décennie du repositionnement de l’enregistrement des faits d’état civil et des statistiques de l’état civil en Afrique ». A en croire les derniers chiffres de l’UNICEF, 95 millions d’enfants âgés de 0 à 5 ans n’ont pas été déclarés à la naissance et demeurent des « enfants fantômes », pour reprendre le titre du remarquable essai d’Abdoulaye Harissou et Laurent Dejoie préfacé par Robert Badinter. Si aucune action d’envergure et concrète n’est amorcée à plus ou moins brève échéance, on pourrait franchir le cap des 115 millions d’ici 2030.
L’article 7 de ladite convention internationale stipule que « L’enfant est enregistré aussitôt sa naissance et a dès celle-ci droit à un nom, le droit d’acquérir une nationalité et, dans la mesure du possible, le droit de connaître ses parents et d’être élevé par eux ». Il n’est malheureusement pas encore systématiquement appliqué. La faute aux États africains, qui ne mettent pas tout en œuvre pour résoudre ce fléau inacceptable au 21ème siècle, certainement. Mais cette incrimination serait trop facile.
L’article 7 de ladite convention internationale stipule que « L’enfant est enregistré aussitôt sa naissance et a dès celle-ci droit à un nom, le droit d’acquérir une nationalité et, dans la mesure du possible, le droit de connaître ses parents et d’être élevé par eux
Les Objectifs du développement durable (ODD) adoptés par l’ensemble des États membres des Nations Unies et contenus dans l’agenda 2030 indique dans son objectif N°16 et sa cible 9 qu’il faut « d’ici à 2030, garantir à tous une identité juridique, notamment grâce à l’enregistrement des naissances ». Si l’objectif N°1 des ODD est d’éradiquer la pauvreté dans le monde, comment peut-on comprendre que l’existence légale qui est le premier droit fondamental de tout être humain soit relégué dans les tout derniers objectifs. En d’autres termes, peut-on réellement prétendre mettre un terme à la pauvreté si ceux qui en constituent le gros du bataillon ne sont pas visibles et demeurent les « fantômes » de nos villes et de nos campagnes, absents des registres d’état civil. Faute partagée alors ! Cela n’exonère pas nos gouvernants.
Comment en est-on arrivé là?
Moins d’une naissance sur deux est enregistrée en Afrique subsaharienne. Cette situation repose sur plusieurs fondements qui sont tout autant politiques et culturels qu’économiques et structurels. Les déséquilibres régionaux hérités de l’histoire, la persistance de certains conflits armés ou ethniques et les incessants flux migratoires intra-africains ont fragilisé bon nombre d’États africains et ne leur ont pas permis de créer les conditions d’un contexte apaisé pour fixer les populations sur les territoires et consolider l’état civil. S’ajoutent au plan culturel le poids des traditions, l’analphabétisme et l’ignorance qui inhibent certains parents et les empêchent d’accomplir leurs devoirs et de remplir leurs obligations.
Les déséquilibres régionaux hérités de l’histoire, la persistance de certains conflits armés ou ethniques et les incessants flux migratoires intra-africains ont fragilisé bon nombre d’États africains et ne leur ont pas permis de créer les conditions d’un contexte apaisé pour fixer les populations sur les territoires et consolider l’état civil.
Aussi, la gestion des naissances hors mariage et ses corollaires engendre-t-elle une stigmatisation que très peu de parents peuvent et/ou veulent supporter. Sur le plan économique et structurel, la faiblesse du pouvoir d’achat et l’extrême pauvreté obèrent les capacités d’action de nombreuses familles quand ce ne sont pas les défaillances administratives, les actes de corruption et les carences d’infrastructures qui éloignent ces dernières et ne les incitent guère à entreprendre des démarches d’enregistrement des faits d’état civil.
Sans état civil: vie de précarité des enfants et difficile émergence des États africains
Les conséquences sont importantes voire dramatiques pour toutes les parties prenantes : individus, société civile, secteur privé et États. Sans état civil, la plupart des enfants ont d’énormes difficultés à accéder aux services essentiels de base : l’éducation, la santé et les aides sociales. Ils sont voués à terme au travail dans le secteur informel et aux tâches les plus dangereuses.
Dans la plupart des pays d’Afrique subsaharienne francophone, les élèves ne peuvent passer l’examen d’entrée au collège, à la fin du cycle primaire. Ils y restent deux, parfois trois ans, dans l’espoir d’obtenir une régularisation. En dépit parfois de bons résultats, ils finissent par renoncer, perdant le fruit de leurs quelques années d’école, une partie des liens de camaraderie noués et des avantages d’une socialisation réussie. A 10-12 ans, ils se trouvent marginalisés.
Dans certains pays, les règles administratives sont encore plus drastiques : sans état civil, les enfants ne sont tout simplement pas scolarisés. Placés dans une situation de très grande vulnérabilité, ils sont sujets à toute forme d’exploitation humaine : adoption illégale, travail forcé, prostitution, enrôlement comme enfants soldats. Or il est difficile voire impossible de protéger ces enfants, car il n’existe nul moyen fiable de connaître leur nombre et/ou leur âge réel. Cette grande précarité touche plus particulièrement les filles souvent contraintes d’accepter des mariages forcés.
Dans la plupart des pays d’Afrique subsaharienne francophone, les élèves ne peuvent passer l’examen d’entrée au collège, à la fin du cycle primaire. Ils y restent deux, parfois trois ans, dans l’espoir d’obtenir une régularisation.
Aussi faut-il mentionner le cas des enfants sans identité embarqués par leurs parents qui optent pour la voie de l’immigration, cherchant à tirer parti du fait que, sans papiers, il s’avère difficile voire impossible de les renvoyer vers leur pays d’origine. Ces enfants se retrouvent et se retrouveront de plus en plus piégés dans un statut d’apatrides, soumis à toutes les formes d’exploitation et d’exactions et, dans des cas extrêmes, enrôlés dans des groupes criminels.
Dans ces conditions, comment les États peuvent-ils déployer des politiques publiques idoines si une partie de la population n’est pas comptabilisée dans les statistiques, et si elle ne peut donc être ni précisément localisée, ni consultée sur des décisions qui impactent leur quotidien.
Seule la tenue d’un état civil fiable et pérenne peut contribuer à mettre en place des politiques en adéquation avec les besoins et les attentes des populations, en particulier pour ce qui est de la protection des plus vulnérables et de la correction des équilibres régionaux hérités de l’Histoire. C’est en permettant aussi aux enfants identifiés de jouir pleinement plus tard de leurs droits civiques que l’on pourra fonder une démocratie et contribuer à la stabilisation des États-nations.
Identité légale et nouvelles technologies
Pour parvenir à endiguer ce fléau qui est du ressort du régalien, faut-il le rappeler, l’expérience indienne du système « Aadhaar » d’identification est souvent citée en exemple. Cette expérience a permis, malgré certains déboires, l’enregistrement biométrique du milliard d’individus résidant en Inde. L’Afrique semble, sous l’évolution des nouvelles politiques internationales de lutte contre la pauvreté tournées vers la solution du « cash money », emprunter cette voie, devenant, non sans mal, le laboratoire des nouvelles technologies d’enregistrement des identités.
Cette dématérialisation des données et des identités est censée réduire les coûts, accroître la confiance des échanges, limiter la corruption et pallier les défaillances des Etats. Aussi, la révolution biométrique est-elle présentée comme une opportunité technique pour compenser les faiblesses endémiques de l’état civil en Afrique.
S’agit-il de « substituer à la logique de l’attestation celle de la vérification critériologique immédiate et automatisée d’identités inscrites dans les corps », comme s’interrogent Sévérine Awenengo, Richard Banégas et Armando Cutolo dans « Biomaîtriser les identités ? », le très intéressant numéro 152 de la revue Politique africaine consacré à cette question.
Aussi, la révolution biométrique est-elle présentée comme une opportunité technique pour compenser les faiblesses endémiques de l’état civil en Afrique.
Si ces réformes des dispositifs d’identification portées par des firmes « high-tech » commencent à porter leurs fruits, elles sont loin de susciter l’adhésion et elles peuvent, dans certains cas, renforcer des pratiques discriminatoires. L’objectif affirmé est de doter chaque individu d’un identifiant biométrique unique et infalsifiable. Les technologies numériques de l’identification ne vont-elles pas engendrer une modification des conditions d’exercice de l’État et de la citoyenneté ? Ne court-on pas le risque d’une « identité sans la personne » qui instaure une refonte totale du rapport des individus à l’État?
Source photo : senego.com
André Franck AHOYO est consultant international et totalise plus de vingt-cinq ans d’expérience dans le domaine de la coopération internationale, du développement économique et l’amélioration du climat des investissements en Afrique francophone. Diplômé de droit et de sciences politiques, il a travaillé comme assistant technique à l’Organisation pour l’Harmonisation en Afrique de Droit des Affaires (OHADA), et a evolué également dans le secteur privé chez Véolia Environnement. Il collabore avec l’Association du Notariat francophone (ANF) sur la question essentielle de l’identité juridique des personnes en Afrique.
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