Dans le cadre du débat sur la paix et la sécurité en Afrique de l’Ouest, WATHI a rencontré Samira Daoud, la directrice adjointe du bureau d’Amnesty International pour l’Afrique de l’Ouest et du centre. Dans cet entretien, elle analyse la situation régionale des droits humains dans un contexte sécuritaire tendu et elle évoque également le risque que l’impunité pose pour la construction d’une paix durable.
- Que peut-on dire de la situation des droits humains dans les pays en conflit en Afrique de l’Ouest ?
La situation des droits humains est catastrophique dans les pays en conflit. On observe des crimes très graves envers des civils : des femmes, des hommes, des enfants qui sont assassinés sauvagement, plus aucune forme de liberté, des populations incapables de permettre à leurs enfants d’aller à l’école comme dans le Nord et le centre du Mali. C’est également le cas dans le Nord du Burkina où des centaines d’écoles sont fermées soit parce que ce sont des zones qui sont très instables soit parce que les familles sont menacées par les groupes armés.
Il y a un certain nombre d’atteintes aux droits humains dans les zones en conflit mais au-delà de ce constat, la situation d’insécurité et de conflit génère en elle-même d’autres types de violations humanitaires. On observe dans les pays de la région, y compris dans les pays qui ne sont pas en guerre, l’utilisation du prétexte sécuritaire pour porter atteinte aux libertés, que ce soit la liberté d’expression, la liberté de manifestation, la liberté de manifestation etc. Des manifestations sont interdites avec pour motif de risque d’atteinte à la sûreté nationale.
Au Cameroun, des membres de l’opposition ont été empêchés de manifester, ils ont été réprimés, arrêtés et aujourd’hui ils sont poursuivis devant un tribunal militaire pour atteinte à la sûreté de l’État. Ils risquent la peine de mort pour des accusations qui n’ont rien à voir avec le conflit avec Boko Haram ni avec le conflit séparatiste. C’est simplement l’opposition qui s’exprime mais on utilise des lois antiterroristes pour réprimer des mouvements qui, à la base, sont plutôt pacifistes. La même situation existe au Tchad où les manifestations sont systématiquement interdites sous le prétexte sécuritaire.
On observe dans les pays de la région, y compris dans les pays qui ne sont pas en guerre, l’utilisation du prétexte sécuritaire pour porter atteinte aux libertés, que ce soit la liberté d’expression, la liberté de manifestation, etc
C’est comme une double peine pour les populations. D’une part, ils subissent les actes violents des groupes armés ou des forces de sécurité. D’autre part, du fait de cette situation dont elles sont déjà victimes, elles sont privées d’autres formes de liberté.
Certes, la situation des droits humains n’est pas aussi mauvaise qu’elle l’était il y a 30 ans mais il y a de vraies régressions, y compris dans les pays qu’on pensait être dans une phase de transition démocratique. Sans vouloir noircir le tableau, je pense qu’on devrait rester vigilant car ce ne sont pas seulement les pays en guerre qu’il faut surveiller de près. Il y a aussi des pays dits stables, le Sénégal, le Bénin, la Côte d’Ivoire, où on observe des formes de répression importantes dans des situations dites de paix.
- Plus précisément, quelle est le rôle et la situation des femmes dans les zones de conflits ?
Les femmes ne sont pas les seules à l’être mais elles sont particulièrement affectées par les conflits pour différentes raisons. Elles peuvent être prises directement comme cibles de crime ou de viol. En Centrafrique, il a été documenté de très nombreux cas de viols collectifs visant les femmes par des groupes armés. Des documents attestent également que dans les situations où les hommes rejoignent les groupes armés ou lorsqu’ils sont arrêtés de manière arbitraire par les forces de sécurité dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, des femmes se retrouvent seules sans moyens de subsistance. Ces femmes n’ont pas de nouvelles de leurs maris, de leurs frères ou leurs fils. Elles se retrouvent subitement à devoir trouver, seules, de nouveaux moyens de subsistance pour faire vivre leurs familles. Un autre élément est que, du fait de l’insécurité, on va rechigner à envoyer les enfants à l’école, et en particulier les petites filles.
- Comment protéger les enfants du fléau dévastateur des conflits?
Il faut sensibiliser à la question de l’éducation dans les zones de conflit. C’est ce que Amnesty International fait au Mali par exemple. Il ne faut pas oublier que dans un contexte de conflit , d’insécurité ou de paix, l’État a des responsabilités. La responsabilité d’un État ne peut pas être de considérer que les gens qui ont le malheur de vivre dans le Centre ou dans le Nord du Mali, qui ne peuvent pas envoyer leurs enfants à l’école du fait de l’insécurité, doivent prendre leur mal en patience en attendant que la question sécuritaire soit réglée.
Il y a des possibilités pour les États de prendre en charge ces enfants, de trouver des moyens d’éducation alternatifs et faire en sorte qu’ils puissent recevoir une éducation en sécurité. Mais pour cela, il faudrait qu’il y ait une vraie volonté de la part de l’État d’en faire une question importante. C’est une question d’autant plus importante qu’il serait difficile de bâtir une paix durable avec une génération d’enfants qui ne va pas à l’école, qui a subi des conflits et qui n’a connu que cela.
Il faut sensibiliser à la question de l’éducation dans les zones de conflit […] Il ne faut pas oublier que dans un contexte de conflit, d’insécurité ou de paix, l’État a des responsabilités
Par ailleurs, il ne faut pas oublier que les zones où naissent les conflits sont souvent les régions les plus délaissées des pays. On le remarque au Nord-est du Nigeria, dans l’Extrême-nord du Cameroun, dans le Nord du Mali etc. Pour toutes ces raisons, il est absolument primordial d’accorder une importance à la protection des enfants et de leur assurer une éducation quoiqu’il arrive. C’est la responsabilité des États.
- Face aux menaces terroristes, des forces de sécurité étatiques commettent des violations des droits humains et des crimes de droit international. Dans quelle mesure est-il possible d’exiger le respect des droits humains dans des pays où la violence est volontairement instrumentalisée par les autorités publiques ?
C’est toute la difficulté que l’on observe dans des pays comme le Mali, le Cameroun ou le Nigeria. Il n’y a pas de doute qu’il existe des groupes armés qui commettent des atrocités sans nom. Boko Haram commet des enlèvements, des tueries, des attentats-suicides, et des viols qui visent principalement des civils. Mais la manière dont les forces de sécurité ont répondu à Boko Haram en s’en prenant elles-mêmes aux populations civiles, comme il a été documenté dans de très nombreux rapports, est injustifiée. Elles arrêtent des civils de manière arbitraire, sans avoir la moindre preuve simplement parce qu’il y a un soupçon que ces personnes pourraient faire partie de Boko Haram. Des civils subissent des détentions arbitraires, la torture et ensuite une justice qui n’est pas équitable.
Au Cameroun, des personnes nous disent « l’armée nous a traitées pire que Boko Haram »
Malgré cela, c’est difficile d’en parler parce qu’on reproche souvent à Amnesty d’indexer les forces de sécurité et de ne pas parler de ce que font les groupes armés. Ce qui n’est pas vrai mais au-delà de ça, le problème est qu’autant les groupes armés n’ont signé aucune convention internationale, autant un État doit respecter les règles qu’il s’est lui-même fixées.
Comment convaincre du contraire des populations qui pourraient être tentés de rejoindre des groupes armés si elles sont victimes des forces de sécurité qui sont censés les protéger ? Quelle est la possibilité pour une armée de gagner un conflit face à des ennemis qui s’infiltrent dans les villages si vous ne remportez pas l’adhésion des habitants ? Il est impossible d’avoir cette adhésion si vous les traitez mal. Au Cameroun, des personnes nous disent « l’armée nous a traitées pire que Boko Haram ».
Les autorités prétendent souvent que c’est très difficile de respecter les droits de l’homme dans la guerre contre le terrorisme et que c’est un conflit asymétrique. Mais cela ne les exempte aucunement de respecter la loi. Aucune loi dans les pays d’Afrique de l’Ouest et du centre ne dit que dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, on a le droit de tuer des civils et de piller des maisons. Un État de droit qui se respecte ne peut pas violer ses propres lois.
Par ailleurs, en plus d’être une violation totale du droit, c’est contreproductif. La répression aveugle s’en prenant aux civils explique en partie la radicalisation de certaines crises séparatistes ou la prolifération de groupes armés en zones de conflit. C’est parce qu’on réprime les mouvements pacifistes que l’on laisse des espaces béants aux plus radicaux.
- Qu’est-ce qui explique que les autorités publiques ne prennent pas conscience que ces méthodes sont contreproductives ?
Elles sont convaincues qu’il n’y a que la méthode forte qui marche. Ce qui est faux. A un moment donné, vous êtes obligé de vous garantir le soutien des populations dans certains types de conflit. Elles peuvent alors vous donner des informations que vous ne pouvez pas avoir autrement.
Il faut aussi noter qu’il y a une culture de l’impunité au sein de l’armée qui fait que, que des instructions soient données ou pas, les comportements abusifs des militaires qui s’en prennent aux civils ne sont jamais sanctionnés. Si on avait sanctionné à chaque fois qu’un militaire tuait de manière arbitraire un civil dans la rue, comme on l’a observé dans plusieurs pays, quel est le militaire qui va continuer à se comporter de cette façon ? Mais, par crainte de ne pas pouvoir compter sur l’armée ou de démoraliser les troupes, on les laisse faire.
- Quels sont les risques que l’impunité pose pour la construction de la paix dans les sociétés africaines en crise ?
Je suis convaincue qu’il ne peut pas y avoir de paix durable dans l’impunité. Si on ne donne pas à des personnes qui ont été victimes d’atrocités la possibilité de reconnaître la vérité sur ce qui est arrivé, s’il n’y a pas un travail en justice pour que les responsables de ces crimes soient punis et que les victimes obtiennent réparation, cette espèce de rancœur et de désir de vengeance sera toujours présente.
En favorisant l’impunité comme un moindre mal, on sape les fondements d’un État de droit
De plus, l’impunité augmente le crime. Si vous ne mettez jamais de sanctions, qui va empêcher que cela se répète ailleurs un autre jour de la part de l’armée ou des groupes armés ? Les crises qui naissent et renaissent en Centrafrique ou en République démocratique du Congo par exemple, le font sur le lit de l’impunité. A chaque fois, on a considéré que pour obtenir la paix, il fallait accorder l’amnistie aux groupes armés. Au lieu de punir, on récompense les criminels. Ils ne courent aucun risque de poursuites judiciaires voire ils sont promus et font partie des puissants du pays. En quoi cela peut-il construire la paix ?
Pourquoi les groupes armés devraient-ils se dire qu’ils n’ont plus de raisons de prendre les armes alors qu’ils obtiennent exactement ce qu’ils veulent ainsi ? Ce n’est pas possible. Ils se disent qu’ils peuvent semer la terreur, lever une sorte d’impôt informel, régner sur des ressources locales et puis éventuellement, lorsqu’ils seront fatigués, ils pourront intégrer un gouvernement. C’est ce qui se passe depuis des années dans certains pays.
- Doit-on bannir l’intégration des anciens membres de groupes armés dans les forces publiques ?
Pour les crimes les plus graves, on ne doit ni prôner l’impunité ni promouvoir des responsables notoires de crimes. En Centrafrique, on peut retrouver dans un gouvernement des gens qui ont été identifiés comme des responsables de crimes atroces et documentés. On ne peut pas espérer donner un signal positif pour la paix comme cela. En favorisant l’impunité comme un moindre mal, on sape les fondements d’un État de droit.
Crédit photo : Bamada.net
Samira Daoud est directrice régionale adjointe d’Amnesty International en Afrique de l’Ouest et du centre. Elle supervise le travail de campagne, de mobilisation et de communication de l’organisation.
1 Commentaire. En écrire un nouveau
Maintenant on voit le rôle stabilisateur et protecteur que jouait la Libye sous Khadafi dans le Sahel.