Extraits de l’entretien avec Dior Fall Sow
Évolution de la place des femmes dans la société sénégalaise
« En réalité, il y a une évolution qui est, disons, incontestable dans la mesure où elles occupent tous les domaines d’activité à des niveaux différents. Elles sont dans les instances décisionnelles, même s’il y a encore beaucoup de chemin à parcourir, il faut dire la vérité.
Mais petit à petit quand même, on se rend compte que la femme progresse. Elle aurait pu être, disons, beaucoup plus visible dans ces postes, mais il faut se dire qu’à l’heure actuelle, il y a encore des discriminations très importantes qui subsistent et qui font qu’on a quand même tendance, sans pour autant le montrer ouvertement, à maintenir des inégalités.
Il y a toujours de belles paroles, mais lorsqu’il s’agit de distribuer des postes de responsabilités et des postes de pouvoir et même de souveraineté, on se rend compte qu’elles sont toujours reléguées au second plan.
Cette évolution aussi est pour moi un peu ralentie par le statut que la femme a dans notre société.
Il faut qu’on le reconnaisse. Ce statut tend à faire croire que la femme est un peu inférieure et cela se manifeste de plusieurs façons.
Encore, on pourrait parler des violences faites aux femmes et là, on se rend compte que c’est parce que justement, le statut qu’on leur donne au sein de la société permet soit au mari, soit au père, soit au frère de pouvoir exercer des violences parce que pensant avoir un statut supérieur à celui de la femme.
Le Sénégal a ratifié tous les instruments internationaux et régionaux et quand je dis international, j’ai tendance à parler du protocole de Maputo, parce que c’est un protocole qui a été élaboré par des États africains, dans un environnement purement africain et pour la femme africaine. Donc, on ne nous taxera pas de faire du mimétisme en voulant faire appliquer la CEDAW ou d’autres instruments internationaux des Nations unies.
Nos pays ont donc ratifié, et pour la plupart le Sénégal, surtout sans réserve, cela veut dire sans dire qu’il y a quand même des dispositions qui ne sont pas en adéquation avec nos réalités socioculturelles. Je pense qu’il est quand même regrettable qu’il n’y ait pas cette harmonisation et cette application stricte de ces instruments avec notre législation nationale. Et c’est là où le bât blesse. »
Les acquis les plus marquants pour les droits des femmes au Sénégal
« Les droits des femmes ne sont rien d’autre que des droits humains.
Ce que nous revendiquons, c’est ce qui nous est dû en tant qu’être humain. Les droits humains, c’est ce qui est inhérent à la personne et on ne peut pas nous sortir de cette catégorie.
Je suis membre fondatrice de l’Association des juristes sénégalaises (AJS) et je pense que l’AJS s’est distinguée. D’ailleurs, il faut rendre hommage à celles qui ont permis que cette association soit née parce que c’est parti de quatre femmes, il y avait Mame Madior Boye, Maimouna Kane, Madeleine Devès et Tamaro Touré, qui ont créé l’Amicale des femmes juristes.
Elles sont parties du droit et du Code de la famille pour justement montrer qu’il y avait beaucoup d’inégalités à ce niveau. Le mari pouvait interdire à sa femme de travailler, donc il y avait beaucoup de choses dans le Code de la famille qui n’allaient pas. C’est pour cela qu’elles ont créé cette amicale qui a pris beaucoup d’ampleur et qui est devenue l’Association des juristes sénégalaises.
Je pense qu’on a travaillé par étapes. Ce que nous avons pu avoir, c’est d’abord au niveau du Code de la famille avec l’article 54, celui qui pouvait faire interdire le travail de la femme par le mari.
Nous avons eu cette victoire de pouvoir faire en sorte que la femme puisse prendre en charge son mari et ses enfants du point de vue médical, cette victoire concernant la pension de la veuve, cette victoire concernant la position de la femme, la victoire concernant la nationalité que la femme pouvait transmettre à son époux et à ses enfants.
Et plus récemment, la Loi sur la parité et la Loi sur la criminalisation du viol et de la pédophilie.
Il y a eu vraiment pas mal d’articles, de dispositions qui ont été changées. Il y a aussi l’entrée des femmes dans les corps de défense et de sécurité. Avant, ce n’était pas possible parce qu’il y avait cet article 19 qui disait que le service militaire était réservé qu’aux hommes.
Donc, il y a effectivement pas mal d’avancées, pas mal de satisfaction que nous avons pu avoir à ces différents niveaux, mais il reste encore énormément de choses à faire.
Par exemple, je prendrai la question de l’autorité parentale, les problèmes qui concernent l’indication de paternité, pas mal de problèmes qui restent encore et pour lesquels nous devons encore nous battre. »
Amener les populations à reconnaitre davantage et à respecter les droits des femmes
« Il y a un travail de sensibilisation d’abord qu’il faut faire. Il y a un problème de vulgarisation.
Nous sommes dans un pays où on parle d’État de droit et donc le droit s’applique à tous les citoyens avec des dispositions, donc les cadres doivent s’appliquer à tous les citoyens.
Mais je pense qu’il y a quand même des préalables à toute chose. Le premier préalable, c’est l’éducation.
Vous savez, il y a un problème extrêmement important au niveau de l’éducation de base parce qu’on se rend compte qu’au niveau de l’éducation de base, même nous au départ, on ne faisait pas attention en continuant certains travers. Même dans la façon d’éduquer la fille et le garçon, il y a une différence.
Et je pense qu’il faut que de plus en plus, au niveau de l’éducation de base, qu’on fasse comprendre aussi bien au garçon qu’à la fille que ce sont des êtres humains, qu’ils ont les mêmes droits, que le respect doit être réciproque, qu’on soit une femme ou un homme.
On doit commencer à vraiment changer les méthodes d’éducation de base parce qu’il faut faire comprendre le respect de la différence, que les gens acceptent qu’il y ait une différence et qu’ils respectent cette différence et qu’ils soient conscients du fait que ce que le garçon peut faire, la fille aussi peut le faire. C’est démontré à l’heure actuelle dans de nombreux cas.
Il y a un autre problème, c’est l’interprétation de la religion.
Parce que je pense que si on se réfère aux préceptes coraniques, la religion musulmane est très protectrice de la femme. Elle est très favorable à la femme. Mais, il y a des problèmes d’interprétations qui sont extrêmement importants. On a pris certains préceptes qu’on a façonné avec les valeurs et les traditions pour en faire ces interprétations.
Il y a aussi les attitudes des femmes qui se complaisent dans certaines situations et qui se disent que c’est tout à fait normal parce qu’elles y croient. Il faut déconstruire une certaine pensée qu’on leur a fait croire depuis qu’elles sont toutes petites.
Ce n’est pas facile parce que changer les mentalités, c’est ce qu’il y a de plus difficile et c’est ce qui nous arrive au Sénégal. Il faut déconstruire certaines considérations, certaines habitudes, certaines attitudes et je pense que cela va être un travail assez long.
Mais, je pense aussi qu’on peut y arriver parce qu’il y a beaucoup de choses aussi qui ont changé dans les attitudes. Il y a beaucoup de choses qui ont changé, aussi bien au niveau urbain ou rural. »
Le dialogue intergénérationnel entre les femmes militantes
« La nouvelle génération de militantes doit être formée, c’est important, la formation.
Nous, nous avons été formées par celles qui étaient là avant nous. Je pense qu’il faut rendre hommage aux premières pionnières.
Ces femmes sont des modèles et je pense que la nouvelle génération doit comprendre que, tout comme nous, elles doivent être à côté de nous, travailler avec nous pour pouvoir prendre la relève parce que nous avons pris une relève. On a été formée, on a travaillé à côté de nos aînées qui nous ont transmis le flambeau.
Nous l’avons transmis à une nouvelle génération et cette nouvelle génération va la transmettre à d’autres. Donc, il est important que lorsque nous devons faire cela, nous puissions être conscientes que celles qui vont nous remplacer, pourront porter plus haut le flambeau que nous avons porté. Et quelquefois, on dit qu’il y a des conflit de générations, moi je dis qu’il ne peut pas y avoir conflit de générations, parce que, chacun joue sa partition.
Les choses se sont passées de façon purement naturelle. On vient, on joue sa partition, on fait ce qu’on a à faire pour que des femmes puissent accéder à leurs droits les plus fondamentaux. Et lorsque nous ne pouvons plus, nous passons le flambeau à d’autres qui, elles aussi, feront la même chose. Donc, je pense que c’est quelque chose qui est tout à fait naturel.
Et quand je prends l’exemple de l’Association des juristes sénégalaises, nous avons ici un vivier de jeunes qui sont extraordinaires.
Je ne sais pas si vous remarquez, mais de plus en plus, nous sommes à l’arrière garde.
S’il y a des combats où ils faut vraiment certaines expériences, nous les mènerons à côté de cette nouvelle génération.
Donc, je pense que c’est quelque chose de très bien compris, et à l’heure actuelle, je suis vraiment très fière par rapport aux jeunes que nous avons au niveau de l’AJS, de voir le travail considérable qu’elles font. Elles se mettent de plus en plus au-devant de la scène.
Elles interviennent à la télé, sur le terrain pour la sensibilisation, vous avez des boutiques de droit où elles font de l’assistance. Vraiment c’est quelque chose d’extraordinaire et vraiment énorme. On peut se dire que la relève est vraiment assurée.
Par contre, ce que je reproche à la jeune génération, c’est le manque de courage.
Parce que je crois qu’il faut avoir le courage d’aller jusqu’au bout de ses convictions.
Les gens sont toujours d’accord pour telle chose, mais quand il y a des problèmes sensibles et délicats, ils n’osent pas aller au front et c’est un problème.
Par exemple, je prends le problème de l’avortement médicalisé, actuellement, nous sommes en train de nous battre pour que l’article 14 du Protocole de Maputo soit appliqué.
Nous avons très peu de personnes qui pourtant même si elles adhèrent entièrement à cette cause, ont le courage d’aller devant la télé pour parler de ce problème, affronter les personnes qui sont contre et même les religieux.
Il y en a effectivement très peu. Justement, nous sommes en train de les former pour cela.
C’est bien beau d’être d’accord, mais il faut aller montrer devant le public que vous êtes d’accord pour la cause. »
Alors, je pense qu’il y a un autre aspect qui manque aussi.
C’est une méthodologie d’action, la capacité de mettre en place des stratégies d’action de suivis parce que souvent, c’est tout feu tout flamme. Il y a beaucoup de choses qui se font à la fois.
Je voudrais dire aussi que ce n’est pas simplement une question de femme. Cela concerne aussi les hommes. C’est important que de plus en plus que les hommes soient impliqués et on a vu qu’il y avait des hommes qui avaient même créé des associations d’hommes, par exemple, comme Daouda Diop, pour la défense des femmes, il y en a d’autres qui, de plus en plus, se manifestent.
Permettre aux femmes d’exercer leurs droits, c’est un problème de développement, vous ne pouvez pas mettre hors du développement la moitié de la population.
La démocratie non plus n’aurait qu’à y perdre si on ne le faisait pas, dans la mesure où j’ai l’habitude de dire que les deux piliers qui sous-tendent une démocratie, ce sont les hommes et les femmes. Et lorsqu’il n’y a pas d’équilibre entre les deux, vous n’avez pas de réelle démocratie. »
Loi criminalisant le viol, les prérequis pour une bonne application
« Il faut dire que déjà, c’est un acquis. Maintenant que la loi est là, il faut l’appliquer et bien l’appliquer.
Pour bien l’appliquer, il faudra des mesures d’accompagnement et ces mesures d’accompagnement commencent par une vulgarisation importante de ses dispositions.
On dit souvent que nul n’est censé ignorer la loi, mais ce n’est pas vrai, beaucoup de gens ne la connaissent pas. Il faudrait que dans tous les domaines, au niveau de toutes les régions, au niveau du Sénégal le plus profond, les gens puissent savoir ce que c’est cette loi, son contenu parce que vous ne pouvez pas comprendre une loi, si vous ne connaissez pas son contenu et vous ne pouvez même pas appliquer une loi si vous ne connaissez pas non plus son sens.
Pour cela, je crois qu’il faut qu’on commence aussi à considérer le fait que les gens ne pourront comprendre que si cela se fait aussi dans les langues nationales.
Il faut qu’on utilise aussi de plus en plus les réseaux sociaux, qu’on utilise aussi les radios communautaires qui font un excellent travail, qui peuvent dans des différentes langues nationales, diffuser la bonne information.
Il y a ensuite des mesures qui doivent être prises au niveau de l’administration de la justice pour que les dossiers soient pris en charge comme il faut.
Il faudrait quand même qu’on puisse voir comment faire pour qu’il n’y ait pas de blocage ni d’engorgement des cabinets d’instruction. Il faut pouvoir recruter beaucoup plus de magistrats.
Il va falloir pouvoir aussi organiser des cabinets d’instruction, il faut que les juges aussi s’organisent, travaillent pour voir comment faire pour qu’ils ne soient pas débordés par les dossiers.
Mais comme je le disais, il faut penser aussi à recruter beaucoup plus de magistrats et les mettre dans des conditions telles qu’ils puissent faire le travail qui leur est demandé.
Il faut aussi faire un suivi de l’application de la loi. Comment la loi est appliquée? Est-ce que les dispositions pénales telles qu’elles sont élaborées dans la loi pénale sont effectivement suivies?
Il faut faire attention à ce que les peines soient appliquées. Donc, il y a toute une série de mesures d’accompagnement qui doivent intervenir et aussi par rapport à la victime, parce qu’on a beaucoup tendance à penser à l’auteur. Mais quid de la victime?
Nous n’avons pas de structures pour la prise en charge des victimes au Sénégal, sauf la maison rose et le Centre Gindi qui est un peu sous la coupe du ministère de la Femme, de la Famille, du Genre et de la Protection de l’enfance.
Le président avait même promis, lorsqu’il promulguait la loi de pouvoir créer un centre pour la prise en charge des victimes, parce que, vous savez, on pense beaucoup à l’auteur du viol en disant oui, il va être en prison et va rester longtemps. Mais la victime, elle a toute sa vie détruite parce que le viol, c’est la destruction d’une vie humaine.
Alors, il faut également que les gens comprennent que ce n’est pas parce qu’il y a la criminalisation du viol, que quelqu’un peut se lever et dire que c’est cette personne qui m’a violé et que tout de suite cette personne soit inculpée.
Il faut qu’on permette que des éléments de preuve soient à la disposition du juge. Pour cela, il faut quand même qu’on tienne compte du prix du certificat médical.
Il y a des personnes qui ne peuvent pas obtenir ce certificat médical. Il serait bon que dans certains cas, que cela puisse être gratuit pour permettre quand même que les victimes puissent se prévaloir, se prémunir de ces éléments de preuve qui sont nécessaires. »
Magistrate de formation, première femme nommée procureure de la République au Sénégal en 1976, Dior Fall Sow a d’abord travaillé à la direction de l’éducation surveillée de la Protection sociale, puis à la Sonatel comme directrice des affaires juridiques. Elle travaillera au Tribunal pénal international sur la question rwandaise pendant huit ans. Dior Fall Sow est aussi membre fondateur de l’Association des juristes sénégalaises.
Elle en a été la présidente pendant quelques années. Désormais, elle fait de la consultation internationale, notamment à la Cour pénale internationale. Dior Fall Sow est l’une des plumes du projet de loi visant à la criminalisation du viol et de la pédophilie au Sénégal. Elle est également réputée pour son engagement indéfectible envers l’intégrité et l’éthique.
Entretien réalisé par Marième Cissé, WATHI
Source photo: WATHI