Dr Abdoul Aziz Kassé est le Président du Centre international de cancérologie de Dakar
L’équipe de WATHI est allée à la rencontre du docteur Abdoul Aziz Kassé, le 25 février 2020 au Centre international de cancérologie de Dakar. Cette rencontre a été l’occasion d’aborder de nombreux sujets cruciaux pour l’avenir du Sénégal, de l’Afrique de l’Ouest et du continent. Le docteur Kassé est revenu sur son riche parcours en tant que médecin et enseignant, sur le système éducatif de nos pays, sur la gouvernance de nos systèmes de santé ainsi que sur les défis actuels et futurs du continent et la place des jeunes dans la bonne marche de leurs pays.
Extraits de l’entretien avec le Dr Abdou Aziz Kassé
La prévention comme moyen de lutte contre le cancer
«J’avais compris très tôt qu’il ne suffisait pas d’aller à l’université et d’y donner des formations. Mais qu’il fallait, au niveau central, faire un plaidoyer pour qu’il y ait un changement de politique dans la lutte contre le cancer. J’ai également compris que ce n’était pas suffisant. Il fallait aller plus loin, en essayant d’impulser un changement de comportement au niveau des populations. Il fallait également impulser ou créer des modèles d’intervention en matière de lutte contre le cancer.
C’est ainsi que j’ai créé différentes organisations de la société civile. J’ai créé la Ligue sénégalaise de lutte contre le cancer ( LISCA). J’ai créé en même temps la Ligue sénégalaise de lutte contre le tabac pour fédérer toutes les associations qui luttaient contre le tabagisme.
J’ai également compris que le dépistage et la prévention sont les deux éléments qui permettent de diagnostiquer les cancers suffisamment tôt pour pouvoir les guérir et surtout les prévenir par la vaccination, par la lutte contre le tabagisme ou la lutte contre les facteurs de risque de ces cancers.
75 pour cent des cancers arrivent à des stades où il est trop tard pour faire quelque chose
C’est pourquoi j’ai créé la dernière association qui s’appelle « Prévenir ». Elle ne s’est pas fixé comme seul objectif de prévenir le cancer, mais de prévenir les risques sanitaires et sociaux. Parce que dans la lutte contre le cancer, il y a d’autres facteurs qui entrent en ligne de compte, qui sont des facteurs sociaux qui ne sont pas liés à des maladies ou à des expositions.
75 pour cent des cancers arrivent à des stades où il est trop tard pour faire quelque chose. On ne peut donner à ces malades que des soins dits palliatifs ou des soins dits de support. Il ne reste donc que 25 pour cent des malades pour lesquels on peut espérer un traitement curatif alors que l’on connaît les facteurs de risque de ces maladies.
46% des cancers n’auraient même pas dû exister si on avait appliqué des stratégies de prévention, soit par des politiques volontaires ou alors par des changements de comportement. Mais cela se programme et s’organise. 75% des décès liés au cancer auraient pu être évités si on avait appliqué des techniques de dépistage, de prévention et de traitement.
Il y a 10 700 nouveaux cancers chaque année au Sénégal, 7500 vont en mourir. Quand vous faites le cumul de ces chiffres, il vous reste à peu près 15 000 cas de guérisons tous les 5 ans.
Comment faire pour régler ces questionnements ? Vous croyez que c’est en prenant des «mesurettes» qu’on peut y arriver? Il faut un «plan de lutte contre le cancer sur cinq ans». Ce plan doit partir de la naissance des enfants jusqu’à la mort des sujets et il devrait prendre en compte les différentes problématiques pour les traiter. Donc, vous comprenez que, quand j’entends des «mesurettes» cela m’attriste.»
Les facteurs sociaux et sanitaires qui favorisent les cancers
«Commençons par l’exemple le plus simple qui consiste à lutter contre les mutilations génitales féminines, qui sont des modèles de violences basées sur le genre et qui, souvent, exposent les femmes très jeunes à des facteurs de risque qui, bien sûr, vont impacter leur vie sociale. D’autres formes de violences peuvent aussi les exposer à des grossesses précoces et autres qui peuvent conduire aux cancers.
Il y a 10 700 nouveaux cancers chaque année au Sénégal, 7500 vont en mourir
Donc vous voyez qu’en agissant sur des facteurs sociologiques directement, on agit directement ou indirectement sur les cancers. 38% des cancers sont dus au tabagisme. Ce n’est pas tout de dire aux gens «arrêtez de fumer», mais il faudrait également peut-être aider les producteurs de tabac à changer de métier, à changer de modèle de culture, etc.
Vous comprenez que la dimension humaine, sociale et sociologique dépasse largement le cadre de la maladie et c’est pourquoi nous essayons de faire ce genre de choses avec nos associations. Nous essayons aussi de travailler sur des modèles de capacitation des femmes. Quand une femme n’a pas les moyens de faire face à ses besoins financiers, sociaux et familiaux, elle ne pourra pas aller faire le dépistage ou la prévention encore moins les soins.»
La gouvernance de nos systèmes de santé
« Je suis d’une génération qui a entendu le président Léopold Sédar Senghor parler d’organisation et de méthode.
J’ai eu l’impression qu’il y avait peu ou pas de planification dans les politiques de santé. J’ai eu l’impression d’avoir assisté à une confusion. La gouvernance sanitaire semble plus être une gouvernance de la maladie. Je ne sens pas qu’il s’agit d’une gouvernance de la santé des populations.
Si vous prenez dans nos populations 1 000 personnes, quelle est la proportion de gens malades? Peut-être une ou deux ou trois sur 1000 sont malades. Pourquoi ne devrait- on s’intéresser qu’aux deux pour 1000 malades et oublier les 998 non malades? Pourquoi ne pas se battre pour que les 998 sur 1000 ne tombent pas malades?
Il faut que toute la planification se fasse pour bien sûr soigner les 2 sur les 1000 malades, mais également se battre pour que les non-malades le restent. C’est de façon résumée et simplifiée ma vision de la gouvernance sanitaire de nos pays en Afrique. En outre, qu’on ne se sente pas obligé de contenir ou de subir les effets des maladies les plus bruyantes. On doit avoir une capacité de planification.
Que nos gouvernants ne s’attardent pas sur quelques problèmes liés à l’actualité comme le sida, la diarrhée, la mortalité maternelle, etc. Mais qu’il y ait un plan stratégique financé qui puisse dire voilà ce que nous voulons faire avec des indicateurs très précis sur un an, deux ans ou trois ans. Le ministère de la Santé est un ministère très technique et sa gestion doit être faite comme une économie dans laquelle il y a des objectifs à atteindre. Il doit y avoir un plan stratégique, en disant comment faire pour atteindre ces différents objectifs, évaluer l’action sur ces différents objectifs et ouvrir des perspectives pour le futur.
Cela doit partir d’abord d’une meilleure connaissance des états de santé et de maladie à travers un système d’enregistrement statistique de toutes les données, y compris pour le cancer et les autres maladies. Mais surtout un monitoring permanent de l’ensemble des paramètres de santé et de maladie qui permettent de comprendre les problématiques, de mettre en place des allocations de ressources, d’évaluer les actions et de tirer les perspectives.
Toute autre façon de faire, qui consiste à subir les situations de catastrophe sanitaire dans lesquelles nous vivons, ne me paraît pas être lucide ou même efficace.
Vous comprendrez aisément que je ne peux pas comprendre que dans beaucoup de pays africains la gestion des problèmes de maladie soit simplement laissée au Fonds monétaire international ( FMI) ou à l’Organisation mondiale de la santé (OMS)… Cela doit être une affaire de politiques sanitaires permettant de gérer les états de santé et de maladie.
Malheureusement, on ne sent pas la planification dans les politiques gouvernementales locales, communautaires, communales et jusqu’à l’échelle de la famille. On a l’impression que la gouvernance internationale, les bailleurs internationaux viennent nous aider à éteindre le feu dans certains secteurs, sans plus.»
La formation et la qualité des ressources humaines dans le secteur de la santé
«Je crois qu’il y a des engagements personnels au niveau individuel qui font que certains sont un peu plus regardants sur les questionnements en matière de formation. C’est la trajectoire de chacun d’entre nous. Cependant, il appartient à la gouvernance d’un pays de se donner les moyens d’encourager la formation et de planifier les formations des ressources humaines qualifiées pour pouvoir répondre aux besoins qui sont les nôtres. Vous savez, un pays qui ne fait pas de recherche est voué à importer des technologies souvent inadaptées à ses besoins. Pour ces raisons, il devait y avoir une programmation de la formation.
Malheureusement, on ne sent pas la planification dans les politiques gouvernementales locales, communautaires, communales et jusqu’à l’échelle de la famille. On a l’impression que la gouvernance internationale, les bailleurs internationaux viennent nous aider à éteindre le feu dans certains secteurs, sans plus
Je vous donne un exemple, nous avons un besoin de formation pour les postes de physiciens médicaux. Cela n’avait pas été planifié. Nous essayons de trouver des sociétés privées capables d’investir dans ce créneau. Mais, il doit y avoir des mécanismes simples d’incitation sur le plan de la fiscalité, en disant «si vous investissez dans la recherche, la formation, cela sera déduit de vos impôts sur les sociétés, etc.»
Ce sont des mécanismes qui permettent à des acteurs privés de s’impliquer dans la formation. Il y a beaucoup d’exemples de secteurs dans lesquels on peut avoir des initiatives innovantes qui peuvent être utiles.»
Le docteur Abdou Aziz Kassé est né au Sénégal Oriental, à Tambacounda le 20 janvier 1957. Après l’obtention de son baccalauréat au Lycée Blaise Diagne de Dakar, il s’inscrit à la Faculté de médecine de Dakar en tant qu’étudiant de l’École militaire de Santé, où il obtient son Doctorat en 1982. Cancérologue, le Dr Kassé est médecin commandant du Service de santé des armées. Maitre-assistant de chirurgie oncologique depuis 1988, en fonction à l’Institut du Cancer et dans différentes Facultés et Écoles de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar. Il est le Président du Centre international de cancérologie de Dakar.
Le Dr Kassé est membre fondateur du Groupe euro-africain de cancérologie et de l’Organisation pour la recherche et la formation sur le cancer (AORTIC). En 2012, il reçoit la Médaille d’Or de l’Organisation mondiale de la santé. Le Dr Kassé est très connu pour son engagement dans la lutte contre le Cancer, notamment du sein et du col de l’utérus, qui font beaucoup de victimes chaque année au Sénégal. Il est également le président de la Ligue sénégalaise contre le tabac.
Entretien réalisé par Marième Cissé, WATHI
Source photo: Intelligences Magazine