Auteurs : Olivier Provini, Cédric Mayrargue et Ibrahim Chitou
Site de publication : Open Edition Journals
Type de publication : Etude
Date de publication : 30 juin 2020
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Sur le continent, comme en Afrique du Sud depuis 2015, des étudiants se mobilisent pour protester contre la hausse des frais d’inscription à l’université, dénoncer la mise en marché de l’éducation et interroger le contenu et les finalités de l’enseignement supérieur. Ici, dans les pays francophones, des enseignants participent à de nombreux ateliers chargés de transcrire leur maquette de formation au format LMD (Licence Master Doctorat), calculant le nombre d’unités d’enseignement nécessaires à la validation du parcours des étudiants. Là, l’inauguration d’un établissement privé flambant neuf porté par un entrepreneur local, l’implantation de l’antenne d’une célèbre université européenne ou nord-américaine, ou la pose de la première pierre d’un amphithéâtre financé par un gouvernement étranger attirent les officiels et les médias. Ailleurs, des politiques d’évaluation, de normalisation et d’accréditation des programmes et des activités sont mises en œuvre. Partout, les cartes universitaires sont étendues et les nouveaux pouvoirs remettent en cause les caractéristiques de celles élaborées par les prédécesseurs, comme au Bénin après l’alternance présidentielle de 2016.
Toutes ces manifestations témoignent des profondes réformes qui affectent les systèmes d’enseignement supérieur sur le continent africain depuis plusieurs années et dont les étudiants, les enseignants, les personnels administratifs, les ministères en charge du secteur, les Etats, les organisations régionales et internationales, les entrepreneurs privés et les collectivités locales constituent à la fois des acteurs et des témoins. Les transformations s’observent à de multiples niveaux, accompagnant l’accroissement sans précédent du nombre d’étudiants, porté par la récente massification de l’enseignement primaire et secondaire.
Si le constat d’une transformation générale de l’enseignement supérieur est généralisable à l’échelle de l’Afrique, il convient d’emblée de souligner la diversité qui caractérise ces évolutions. Celles-ci ne se déploient nullement de manière homogène. D’une part, les temporalités apparaissent variées : ainsi les réformes dites libérales ont été initiées de manière plus précoce dans les pays anglophones qu’au sein du monde francophone ou lusophone. D’autre part, l’intensité des changements n’est pas uniforme, des éléments contextuels venant atténuer ici ou là ces évolutions – notamment les crises de régimes et les capacités des Etats et de ses institutions. Par ailleurs, la nature de ces mutations paraît devoir être appréhendée au cas par cas, les réalités nationales n’étant nullement réductibles à un unique modèle de transformation, quand bien même il semble possible de dégager des tendances fortes d’évolution comme la mise en marché du secteur, l’avènement des procédures d’assurance qualité ou encore la politisation des réformes universitaires.
L’enseignement supérieur : un secteur structuré et régulé par des acteurs supranationaux
Depuis les années 2000, les mutations des systèmes d’enseignement supérieur en Afrique ont évolué dans un contexte international marqué par un intérêt croissant des bailleurs internationaux et des organisations multilatérales pour le secteur. Cet enthousiasme explique en partie l’augmentation des travaux et des financements de programmes d’expertise. L’ensemble des réformes s’inscrit dans un contexte de circulation et de transnationalisation des réformes éducatives entre le Nord et le Sud, et au sein du Sud.
Les agendas africains de l’enseignement supérieur se construisent aujourd’hui avec l’expertise produite par des acteurs internationaux (coopération bilatérale, Banque mondiale, Association internationale des universités, Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture [UNESCO], Agence universitaire de la francophonie, Association des universités africaines, Conseil africain et malgache pour l’enseignement supérieur, etc.). Par le biais de recrutements, de projets, de formations, de rapports et de conférences, ces acteurs structurent un savoir-faire technique et diffusent une certaine vision de ce qu’est, doit être et dit être l’enseignement supérieur en Afrique.
Cette expertise sur l’enseignement supérieur et cet enthousiasme international pour développer et investir dans le secteur, s’inscrivent dans une histoire singulière et une transformation, depuis les Indépendances, des cadres d’interprétation sur le rôle de l’université et de son articulation avec la société. Au début des années 1960 jusqu’à la fin des années 1970, l’université est présentée par les élites nationales comme l’un des symboles de l’émancipation coloniale et doit participer à la transformation des enseignements jusqu’alors imposés et calqués sur les savoirs des métropoles. Elle doit surtout promouvoir la formation d’une nouvelle élite africaine, notamment bureaucratique, pour suppléer le départ des administrateurs coloniaux. Au début des années 1980 et jusqu’à la fin des années 1990, l’université est fortement critiquée et accusée d’être sous la tutelle et l’autorité de l’État, nuisant ainsi fortement à son autonomie et au développement des activités académiques indépendantes. De nombreuses réformes sont alors entreprises pour émanciper les universités de leur ministère de tutelle : financières, afin de permettre une autonomie économique des établissements ; politiques, pour élire des responsables administratifs indépendants des gouvernements ; et au sein même des enseignements, pour permettre une insertion professionnelle des étudiants en dehors de la seule fonction publique.
Depuis les années 2000, on observe un intérêt croissant pour le secteur de la part des bailleurs et des organisations internationales, notamment pour le rôle attribué aux universités et établissements, publics comme privés, dans le développement et la croissance économique.
Depuis les années 1980, les expertises de la Banque mondiale structurent les représentations des réformes de l’enseignement supérieur sur le continent et tentent d’imposer un référentiel marchand des problèmes et des solutions sur le secteur. Le rapport de 1988 de la Banque mondiale sur l’enseignement supérieur en Afrique subsaharienne marque un premier tournant en recommandant un désengagement progressif des gouvernements du financement du secteur au profit d’un investissement plus soutenu de l’enseignement primaire.
Depuis les années 2000, on observe un intérêt croissant pour le secteur de la part des bailleurs et des organisations internationales, notamment pour le rôle attribué aux universités et établissements, publics comme privés, dans le développement et la croissance économique
Ce rapport marque la décennie 1990 et fait de l’investissement dans l’enseignement primaire la grande priorité du développement économique sur le continent, au détriment du supérieur. Un rapport de 2000, rédigé en coopération avec l’UNESCO, initie un changement radical de la stratégie d’investissement des bailleurs et des organisations internationales dans le secteur.
Il est démontré que la priorité accordée, dans les années 1990, par les bailleurs internationaux au renforcement de l’éducation primaire a eu des impacts très négatifs sur la structure de l’enseignement supérieur, par exemple en termes de recrutement de personnels.
Dans le même temps, des coopérations bilatérales déjà actives dans le secteur de l’enseignement supérieur ont développé des programmes d’appui aux nouvelles réformes, notamment celles construites avec le processus de Bologne qui visait initialement à harmoniser et promouvoir l’espace européen de l’enseignement supérieur. La promotion d’un modèle « européen » pour l’enseignement supérieur est aussi vue comme un élément d’influence pour ces Etats. C’est le cas notamment de la France, qui encourage les structures régionales à adopter ces réformes et développe des projets de soutien à la mise en place du LMD dans de nombreux pays francophones mis en œuvre dès le milieu des années 2000 dans le cadre de partenariat avec les autorités nationales. Les Pays-Bas, à travers l’agence Nuffic, ou la Belgique, notamment par l’intermédiaire du Conseil interuniversitaire de la Communauté française, ont également accompagné ces réformes, par des financements et de l’expertise, dans un nombre plus limité de pays.
Analyser les enjeux de la diversification de l’offre d’enseignement
La diversification de l’offre d’enseignement supérieur constitue un des phénomènes les plus spectaculaires qui affecte ce secteur. Ses manifestations physiques se donnent à voir dans la plupart des métropoles africaines où se multiplient des établissements universitaires de toute taille et de toute nature. En l’espace de deux décennies, le paysage de l’enseignement supérieur a ainsi considérablement évolué, accompagnant l’accroissement des effectifs étudiants, participant a priori d’un processus de libéralisation et de retrait des Etats. Cette diversification de l’offre recouvre plusieurs dimensions, d’intensité variable en fonction des pays, et soulève de nombreux questionnements.
L’accroissement de l’offre publique constitue un premier aspect. Face à l’engorgement des universités de la première génération, souvent établies après les Indépendances dans les seules capitales ou grandes villes, on assiste à une extension de la carte universitaire. Ce processus prend des formes variées : créations ex nihilo de nouvelles universités ou de centres universitaires, délocalisations partielles des activités sur de nouveaux campus, transformations d’établissements préexistants en universités de plein exercice (exemple des instituts universitaires de technologie régionaux au Niger), conversions de facultés en universités (comme au Mali où l’Université de Bamako s’est scindée en quatre universités disciplinaires en 2011) ou encore création d’une université virtuelle, comme au Sénégal, incluant des espaces numériques ouverts répartis sur le territoire national Ces politiques entendent répondre à l’augmentation de la demande d’enseignement et assurer une meilleure efficacité du système, par la mise en place d’un maillage territorial plus resserré. De multiples logiques sont ici imbriquées et parfois contradictoires : aux considérations en termes d’aménagement du territoire, d’intégration des zones périphériques, voire de rapprochement des lieux de formation avec de potentiels bassins d’emplois, viennent s’agréger des logiques communautaires et clientélistes : des autorités locales exigent d’avoir « leur » université ou des ministres privilégient leur zone d’implantation partisane. Par exemple au Kenya, le maillage territorial et la pluralisation de l’offre universitaire résultent de la stratégie des élites politiques qui organisent le marché de l’enseignement supérieur afin de pérenniser leurs positions sociales, économiques et politiques sur la base de relations clientélistes ethniques. L’extension des cartes universitaires recouvre ainsi des enjeux symboliques et politiques tout autant qu’éducatifs.
Pour les ministères en charge du secteur, cette offre privée constitue à la fois une opportunité et une source de difficultés. D’une part, elle permet d’absorber une partie de la croissance des effectifs et de soulager les universités publiques appauvries. D’autre part, elle nécessite un travail inédit, lourd et coûteux de régulation du secteur, imposant de mettre en place de nouvelles procédures concernant la délivrance d’autorisation, l’évaluation ou l’accréditation
Le développement massif d’une offre privée d’enseignement supérieur, deuxième tendance lourde de cette diversification, s’observe à la fois dans les Etats où ce phénomène n’est pas inédit (le monde anglophone et le Kenya notamment comme le rappelle Eisemon 1992) et là où il émerge plus tardivement, parfois au tournant des années 2000 (la plupart des pays francophones). Partout se déploient désormais des établissements privés d’enseignement supérieur. La diversité qui caractérise ce secteur est immense, entre des micro-établissements disposant de peu de moyens et de véritables empires universitaires conçus par des entrepreneurs ayant fait fortune dans les affaires, à dimension pluridisciplinaire, bénéficiant d’un corps enseignant qualifié et disposant parfois de ramifications dans plusieurs pays. Le secteur confessionnel, musulman ou chrétien, constitue parfois une part de plus en plus soutenue de cette offre. Par exemple, l’Université catholique d’Afrique de l’Ouest dispose d’implantations dans plusieurs Etats francophones de cette région (Côte d’Ivoire, Mali, Bénin…) et l’École supérieure catholique Chouyapa témoignent de l’implantation des réseaux catholiques au Tchad.
Pour les ministères en charge du secteur, cette offre privée constitue à la fois une opportunité et une source de difficultés. D’une part, elle permet d’absorber une partie de la croissance des effectifs et de soulager les universités publiques appauvries. D’autre part, elle nécessite un travail inédit, lourd et coûteux de régulation du secteur, imposant de mettre en place de nouvelles procédures concernant la délivrance d’autorisation, l’évaluation ou l’accréditation. Souvent, l’insuffisance capacitaire notoire d’une technostructure rigoureuse au sein des directions des ministères de l’enseignement supérieur et le manque chronique de moyens de contrôle des établissements favorisent une gestion du désordre organisé en matière d’autorisation d’ouverture des formations – ce qui nuit considérablement in fine à la qualité de l’offre. La difficulté est accrue lorsque se déploient des établissements à destination quasi exclusive de ressortissants étrangers : au Bénin, près de la frontière avec le Nigeria, s’est ainsi développée une offre spécifique de formations en anglais pour des milliers d’étudiants nigérians.
Une troisième composante de ce processus de pluralisation de l’offre réside dans la visibilité croissante de structures d’origine extracontinentale : implantation d’établissements, création de campus délocalisés, développement de formations dématérialisées. Ainsi, des écoles de commerce et de management ou d’ingénierie européennes ou nord-américaines sont activement présentes sur le continent, à l’image de Kedge Business School – école française proposant plusieurs formations à Dakar depuis 2008. La « projection » des filières et établissements français en Afrique constitue d’ailleurs depuis 2018 un des piliers de la politique française en matière de coopération universitaire. De leur côté, des universités indiennes proposent des offres de formation diplômantes à distance hébergées dans de nombreuses universités publiques sur le continent.
Ces évolutions contribuent à construire progressivement un marché concurrentiel et une privatisation de l’enseignement supérieur. À côté des structures publiques, de nouveaux entrepreneurs locaux ont émergé qui, en participant d’une forme de marchandisation de l’éducation, contribuent à une restructuration de grande ampleur de l’ensemble du champ. Parallèlement, les universités publiques se sont engagées sur des réformes de mise en marché de certaines de leurs activités pour concurrencer cette nouvelle offre privée. Alors qu’on aurait pu penser que la seule ouverture des établissements privés structurerait le marché de l’enseignement supérieur sur le continent, on assiste, au contraire, à une mise en marché progressive des institutions publiques d’enseignement qui se sont ajustées à cette nouvelle offre via la mise en place progressive de nouveaux cursus (formations plus attractives et en meilleure adéquation avec les demandes du marché, généralisation des cours du soir, etc.) et l’appel à des capitaux privés (frais de scolarité, investissement des fondations philanthropiques, etc.). La concurrence se fait âpre dans des segments où le coût d’entrée sur le marché est assez faible, ce qui entraîne un phénomène de saturation qui met en cause la pérennisation économique des établissements.
Questionner les exigences de professionnalisation de l’enseignement supérieur
L’enseignement supérieur fait face à une pression forte, en partie nouvelle, de son environnement, qui relève presque du changement de paradigme. Il lui est demandé, au-delà de ses missions d’enseignement, de former des diplômés qui s’inséreront effectivement et efficacement sur le marché du travail. Alors que jusque dans les années 1980, les étudiants à la sortie de l’université intègrent généralement la fonction publique, depuis les années 1990-2000 et les réductions des dépenses publiques et du nombre des fonctionnaires, ils sont absorbés plutôt par le secteur privé, engendrant des besoins de formation et de professionnalisation alors inédits. L’image du « diplômé chômeur », quand bien même cette réalité est statistiquement peu documentée, semble désormais hanter les décideurs africains. Portés par les discours dominants des organisations internationales et des bailleurs, ceux-ci exigent désormais de l’enseignement supérieur de professionnaliser ses formations et de contribuer à l’insertion de ses diplômés. Mais cette demande d’efficacité émane aussi des populations en attente forte par rapport au système éducatif. Les mutations du secteur de l’enseignement supérieur sur le continent africain concernent ainsi les savoirs, les programmes et les formations proposés, d’autant plus que les instituts privés se positionnent parfois sur des offres innovantes que les établissements publics tentent d’anticiper a posteriori. Ces nouveaux cursus privilégient généralement l’interdisciplinarité et le développement de l’ingénierie, des nouvelles technologies de l’information et de la communication, du management, du commerce, de l’économie, au détriment a priori des filières en sciences humaines et sociales.
Dans cette perspective, plusieurs axes d’intervention sont privilégiés. L’accent peut être mis sur le développement de l’enseignement supérieur professionnel et technologique, notamment pour des formations courtes (diplômés à Bac +2 et +3), le manque de techniciens intermédiaires étant souligné, mais les coûts d’entrée de ce type d’enseignement sont extrêmement lourds et nécessitent d’importants investissements initiaux que les financements publics ne sont pas en mesure partout de combler. Pour l’ensemble des formations, l’orientation est au rapprochement entre universités et entreprises et à l’accompagnement et au suivi de l’insertion des diplômés. Face à la faiblesse du secteur formel, la thématique de l’entreprenariat est devenue centrale : des enseignements sont délivrés pour aider les étudiants à créer leur entreprise à l’issue de leur formation tandis que des incubateurs sont mis en place par des universités pour les accompagner dans leurs projets professionnels.
Cette nouvelle exigence à l’égard de l’enseignement supérieur questionne. Elle souligne certes l’intégration de l’Afrique dans les débats et les orientations construits à l’échelle mondiale et oblige les universités à affronter des questions centrales. Mais elle met une pression très forte sur l’ensemble du système de formation, sommé presque à lui seul de résoudre les difficultés économiques et, souvent, la question de la faiblesse des emplois formels. Elle implique un changement de culture universitaire qui peut paraître brutal et qui suscite des résistances, tant au niveau des enseignants que des étudiants. Elle questionne, ici comme ailleurs, les finalités mêmes de l’enseignement et les logiques marchandes à l’œuvre.
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