Auteurs : Aurélien Tobie et Boukary Sangaré
Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI) est un institut international indépendant qui se consacre à la recherche sur les conflits, les armements, la maîtrise des armements et le désarmement. Créé en 1966, le SIPRI fournit des données, des analyses et des recommandations, basées sur des sources ouvertes, aux décideurs politiques, aux chercheurs, aux médias et au public intéressé.
Date de publication : Octobre 2019
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Site de l’organisation : SIPRI
En dépit du renforcement du dispositif sécuritaire, par d’importants moyens militaires mobilisés (Plan Sahel, Opération Serval, Barkhane, MINUSMA, force conjointe du G5 Sahel, etc.) ainsi que de l’action concertée dans le Nord et le Centre du Mali, les groupes armés, indépendantistes et pro-gouvernementaux, continuent d’exercer leur influence dans plusieurs localités de ces zones. Malgré ces réponses sécuritaires, il n’a pas été possible d’entraver l’implantation des groupes djihadistes et cela ne manque pas d’impacter fortement le quotidien des populations autochtones qui ne soutiennent pas ces opérations militaires.
Si les groupes armés affiliés à Al-Qaïda et à Daesh mènent de réguliers attentats contre les civils et les militaires, les rivalités ethniques découlant essentiellement des conflits de terre et de bétails entre peuples dogons et peulhs sont une calamité supplémentaire pour les populations de ces zones à risques qui n’ont autre choix que de compter sur les institutions coutumières. En effet, les données du SIPRI révèlent que les représentants de l’État ne sont en aucun cas le premier recours des populations en cas de conflit. À la question « en cas de conflit mineur, qui iriez-vous consulter en priorité ? », sur 2 097 personnes interrogées, 60,6% désignent les autorités traditionnelles.
Entre rapts, enlèvements, assassinats, tueries de masse, enrôlements forcés, et absence de l’Etat, ce sont des milliers de personnes qui se déplacent ou qui tentent de survivre dans un environnement hautement conflictuel. WATHI a choisi ce document parce qu’il aborde dans une démarche analytique profonde les impacts socio-économiques, sécuritaires et sociétaux de la présence des groupes armés dans le Nord et le Centre du Mali. Ce document permet de voir comment l’Etat malien, les acteurs politiques et les partenaires internationaux pourraient apporter des réponses, autres que sécuritaires, à cette crise qui dure depuis sept ans déjà.
Les forces armées maliennes « ne cherchent pas à savoir ce qui se passe dans la localité. Si elles le faisaient, il y a un bon bout de temps que la situation se serait améliorée. Il n’y a pas eu de rencontre avec les personnes imprégnées de la question et qui veulent apporter la paix ». Tels sont les propos qui ressortent d’un entretien réalisé en mars 2019 à Ténenkou, une collectivité territoriale au centre du Mali, dans le cadre de la présente étude. Autrement dit, la réponse sécuritaire n’est pas efficace et les populations ne croient pas qu’à elle seule, elle puisse apporter un changement favorable dans leur situation.
Il est reconnu par l’ensemble des acteurs politiques que pour relever le défi de la stabilisation durable au Mali, les stratégies sécuritaires doivent être intégrées à des réponses plus larges tenant à la gouvernance locale et aux politiques de développement. Cette reconnaissance s’est traduite par la mise en œuvre en 2017, du Plan de sécurisation intégrée des régions du Centre (PSIRC) basé sur une approche hybride de développement, de gouvernance et de sécurité. Dans la même perspective que le PSIRC, dont les résultats ne sont pas encore probants pour l’heure, les auteurs proposent des pistes de réponses :
- le désarmement des groupes armés non étatiques et la reprise en main de la situation sécuritaire par l’État ;
- un processus de dialogue inclusif ;
- l’implication des citoyens et la coordination les opérations militaires de l’État malien autour de la protection des populations ;
- le retour de l’État malien et la reconquête de son autorité sur l’ensemble du territoire national ;
- la mise à contribution des normes traditionnelles et des institutions coutumières.
Les extraits suivants proviennent des pages : 9-12, 15-25, 27-32, 34-36
Introduction
Sept ans après le début de la crise malienne, déclenchée par l’insurrection de groupes salafistes et indépendantistes souhaitant obtenir l’indépendance du Nord du Mali (Azawad), la situation sécuritaire du pays ne s’est pas améliorée, loin s’en faut. En effet, de nombreux groupes armés opèrent toujours sur le territoire malien, avec des agendas parfois flous, et des ambitions peu claires.
L’Accord pour la paix issu des pourparlers d’Alger, signé en juin 2015 à Bamako, a permis la constitution de deux grandes coalitions de groupes armés : la Coordination des mouvements de l’Azawad d’une part, constituée des groupes indépendantistes, et la Plateforme des mouvements du 14 juin 2014 d’Alger d’autre part, rassemblant les groupes armés maliens pro-gouvernementaux.
En 2017 s’y est ajoutée la Coordination des mouvements de l’entente, composée de groupes armés dissidents issus des deux premiers groupes signataires de l’Accord d’Alger. Dès le début de la crise, des groupes armés se réclamant du djihadisme se sont également impliqués dans la crise, contrôlant parfois de larges pans du territoire malien. Enfin, d’autres groupes moins structurés, ou moins concernés par l’Accord pour la Paix, continuent de mobiliser des combattants autour d’intérêts communautaires, d’entrepreneuriat politico-militaire ou de logique d’autodéfense, dans un contexte durablement marqué par la faiblesse de l’autorité étatique, considérée en outre bien souvent comme illégitime. Les alliances changeantes entre les différents acteurs de cette mobilisation armée, le caractère confus de leurs revendications rendent extrêmement compliquées la lecture de la situation de même que les lignes de conflit caractérisant les régions du centre et nord du Mali.
Les interventions sécuritaires de l’État malien ou des forces internationales ont d’abord dû procéder à une identification formelle de ces groupes. Les efforts de médiation ou les interventions militaires nécessitaient en effet que puissent être cartographiées les forces en présence – même de façon artificielle. Cet effort de classification, indispensable au déploiement des opérations de sécurisation, n’a cependant pas permis d’impliquer l’ensemble des mouvements armés dans la mise en œuvre de l’Accord de paix.
Le fait que, sept ans après le début de la crise, la sécurité ne soit pas assurée, en est le signe évident. Les classifications trop rigides des groupes armés en « pro-gouvernementaux » / « loyalistes », ou « indépendantistes » / « séparatistes », ou même comme « groupes armés à base communautaire » ou « groupes djihadistes » ne parviennent pas à refléter la réalité changeante et les dynamiques liées à leur positionnement, ni, surtout, la façon dont ils sont perçus par les populations qui vivent à leur contact au niveau local et/ou au niveau communautaire.
Or, ces différentes facettes de l’identité des groupes armés doivent être prises en compte pour guider les interventions des politiques de sécurisation : il est de fait convenu par tous les acteurs politiques en présence que les stratégies sécuritaires doivent être intégrées à des réponses plus larges tenant à la gouvernance locale, aux politiques de développement et que c’est seulement ainsi que pourra être relevé le défi de la stabilisation durable au Mali.
Il est donc urgent d’identifier la manière dont ces multiples groupes armés sont ressentis au niveau local, au-delà du seul prisme sécuritaire global. C’est par une compréhension fine des dimensions politiques et sociales de leur présence auprès des populations que peut s’expliquer leur capacité à créer des liens avec elles et à y imposer leur présence. Alors, seulement des réponses pleinement adaptées pourront, peut-être, se voir adoptées afin de diminuer l’impact de la présence des groupes armés non étatiques sur la situation sécuritaire d’ensemble au Mali.
La faiblesse de l’État malien et l’implantation d’acteurs paraétatiques
Profondément déstabilisé, en 2012, par l’insurrection conjointement menée par le Mouvement national de libération de l’Azawad et le groupe salafiste Ansar Dine puis par le coup d’État mené par une partie de l’armée malienne, l’État malien n’a pas été en mesure, depuis lors, de redéployer pleinement son administration sur de grandes parties du territoire. Cela a conduit certains analystes à qualifier certaines parties du pays comme des « espaces non gouvernés ».
Une expression à nuancer puisqu’il est désormais admis qu’en l’absence de l’administration de l’État, les populations se sont tournées vers d’autres « autorités » pour accéder aux services de base, et donc vers une nouvelle offre de gouvernance.
En l’absence de l’administration de l’État, les populations se sont tournées vers d’autres « autorités » pour accéder aux services de base, et donc vers une nouvelle offre de gouvernance
Si la crise a, de toute évidence, eu un effet déstabilisateur sur l’administration publique, il faut rappeler que celle-ci a toujours cohabité avec un système de gouvernance alternatif. Pour les communautés du centre et du nord du Mali (régions de Tombouctou, de Kidal, de Gao, de Mopti), le droit coutumier administré par les chefs traditionnels ou bien les normes religieuses, dont les dépositaires sont les imams, maîtres coraniques et cadis, jouent en effet un rôle clé dans l’administration de la justice et le maintien de la cohésion sociale.
Dans ce contexte, certains groupes armés ont tenté, après avoir fait jouer leur rôle sécuritaire auprès des populations, de s’affirmer eux aussi en tant qu’acteurs sociaux et politiques, en développant des discours et des pratiques normatifs. C’est le cas notamment des groupes se réclamant du djihadisme, au programme social et politique explicite, dont les interactions avec les communautés du centre et du nord du Mali ont contribué à y modifier la perception du rôle de l’État et des autorités coutumières. Une influence qui n’est pas à sens unique, car en retour, les communautés ont, par endroit, négocié les modes d’interactions avec ces groupes djihadistes, définissant avec eux les contours de leur installation dans le territoire qu’ils occupent.
Ces phénomènes d’implantation durable des groupes armés au cœur des populations ne sont pas des accidents de l’histoire
La réponse – au-delà des opérations de sécurité
Les réponses sécuritaires n’ont, à ce jour, pas été à même d’entraver l’implantation des groupes djihadistes. Pis, ces opérations militaires n’ont pas été soutenues par l’ensemble de la population, tandis que certaines forces de sécurité ont par ailleurs commis des exactions. Le rétablissement de la légitimité des interventions sécuritaires devra s’appuyer sur une analyse précise et franche des perceptions actuelles du rôle de l’État par les populations et de la manière dont celui-ci peut répondre aux demandes locales. Car ces phénomènes d’implantation durable des groupes armés au cœur des populations ne sont pas des « accidents de l’histoire » : des facteurs structurels, culturels et idéologiques expliquent que ces acteurs parviennent à se réclamer d’une légitimité politique ou sociale pour s’assurer le soutien des populations.
La gouvernance des groupes armés au centre et au nord du Mali
La crise de 2012 et le rôle des groupes armés non étatiques
L’État post-colonial malien a été le théâtre de la création de Groupes armés non étatiques (GANE) à partir de la première rébellion dite « touarègue » en 1963. Depuis lors, le Mali a connu quatre principales rébellions déclenchées d’abord par les Touaregs, au Nord, mais qui ont toutes progressivement impliqué d’autres communautés voisines : arabes, sonrhaïs, ou peules. La plus marquante de ces rébellions date de 2012. Elle en est la plus grave du fait de l’ampleur inédite des actes de violence, mais aussi la plus complexe en raison de la nature des revendications des différents groupes impliqués et du caractère hybride des acteurs de la violence (groupes rebelles, « indépendantistes », groupes armés terroristes).
Cette crise, née de l’effondrement de l’État libyen en 2011 et du retour à l’intérieur des frontières maliennes d’anciens légionnaires touaregs originaires du nord du pays, s’inscrit également dans un contexte d’affaiblissement chronique de l’État central malien depuis les années 1990 et les politiques « d’ajustements structurels », qui ont diminué la capacité du gouvernement à mener des politiques de réformes des services de l’État.
Suite aux violents combats de 2012 et à l’effondrement consécutif de l’armée malienne, les groupes armés dits « de la rébellion touarègue » ont pu, brièvement, assurer le contrôle territorial des trois régions septentrionales du pays (Tombouctou, Kidal et Gao) constituant le nord du Mali, ou « Azawad ».
Certaines communautés maliennes ont fait le choix de s’allier à des groupes nouvellement créés comme le Mouvement pour l’unicité du djihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO) pour défendre leurs intérêts et faire contrepoids aux autres groupes armés considérés comme concurrents.
Le centre du Mali, bien que ne faisant pas entièrement partie du territoire de l’Azawad, n’a pas été épargné par ce phénomène. Dès 2012, la région de Mopti a connu un épisode d’occupation par plusieurs groupes armés, chacun négociant ou imposant sa présence au gré des alliances ou des opportunités d’implantation. La réorganisation confuse de l’environnement sécuritaire local a provoqué l’élévation des niveaux d’insécurité et de criminalité : braquages de forains, captures de bétails, attaques ciblées de leaders communautaires, affrontements intercommunautaires… Dans ce contexte extraordinairement fragile, certaines communautés maliennes ont fait le choix de s’allier à des groupes nouvellement créés comme le Mouvement pour l’unicité du djihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO) pour défendre leurs intérêts et faire contrepoids aux autres groupes armés considérés comme concurrents.
Catégorisation des groupes armés influents et de leurs zones d’intervention
Pour résoudre la crise de 2012, les processus de négociations destinés à parvenir à l’Accord de Paix inter-malien (signé en 2015) ont conduit à la formation de coalitions entre groupes armés – un processus de formalisation nécessaire, on l’a dit, pour identifier les interlocuteurs lors des négociations et pour délimiter les contours des lignes de conflit. Les coalitions des groupes armés au nord du pays, signataires ou inclus par la suite dans le processus de l’Accord pour la Paix et la Réconciliation de 2015, sont au nombre de trois : la Coordination des mouvements de l’Azawad (CMA), la Plateforme des mouvements du 14 juin 2014 d’Alger (Plateforme) et la Coordination des mouvements de l’Entente (CME).
Les deux premières sont parties signataires, avec le gouvernement, de l’Accord pour la Paix. La CME a rejoint le processus en 2017. Les membres de la CMA sont le Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA) dirigé par Bilal Ag Acherif, le Haut Conseil pour l’unité de l’Azawad (HCUA) présidé par Alghabass Ag Intalla et le Mouvement arabe de l’Azawad (MAA) de Sidi Ibrahim Ould Sidatt. La présidence de la CMA est tournante. La constitution de chacun de ces groupes répond à la fois à des logiques locales, identitaires et sécuritaires.
Par exemple, la création du HCUA a permis à Alghabass Ag Intallah, en tant que notable touareg de la tribu des Ifoghas, d’assurer sa légitimité au sein de son groupe, mais également de démarquer sa communauté d’autres groupes d’obédience salafiste, ce qui l’a prémuni d’une confrontation avec les forces françaises pour qui l’implantation de groupes ouvertement salafistes n´était pas acceptable.
Cependant, des dissensions apparaissent lorsque les logiques communautaires le dictent, ou lorsque les ambitions individuelles des leaders de chaque groupe les poussent à chercher une visibilité plus importante. Les dissidences et/ou recompositions des alliances sont donc fréquentes.
De nombreux groupes se trouvent tout simplement en dehors des cadres de dialogue stipulés par l’Accord de juin 2015 : groupes terroristes, milices d’auto-défense, ou groupes constitués principalement pour protéger des intérêts liés aux multiples trafics criminels… En particulier, le JNIM, cette coalition de groupes djihadistes, a vu le jour en mars 2017. Rassemblant diverses katibas djihadistes présentes au nord du Mali au moment de la crise de 2012 (certains groupes étant implantés au Mali depuis les années 1990), elle est, à l’origine, perçue comme rassemblant surtout les bases arrière de groupes opérant en Afrique du Nord (Algérie, Sahara Occidental, Libye).
Cependant, progressivement, l’implantation de ces groupes au Mali a donné lieu à un tissage de liens entre combattants et populations locales. Ainsi, plusieurs leaders djihadistes se sont-ils mariés à des femmes maliennes afin de bénéficier des réseaux et de la protection des tribus de leurs épouses. Peu à peu, le recrutement des groupes djihadistes s’est orienté vers les populations maliennes, comme en témoignent à la fois l’identité des personnes présentées dans leurs vidéos de propagande, mais aussi les langues utilisées dans ces communications (arabe, traditionnellement, mais aussi tamasheq ou fulfulde).
Stratégies de légitimation des groupes armés
Les groupes armés ont aussi pu gagner la confiance des populations via l’offre d’un certain nombre de services de base dans un contexte où l’État peine à assurer la sécurité, l’éducation, ou la santé des populations maliennes. Cependant, comme le note un rapport récent de l’International Crisis Group, les groupes armés n’ont, au final, fourni que des services très limités, se bornant à administrer une justice « du quotidien » pour résoudre des problèmes particuliers, ou à fournir un soutien financier ou logistique à des populations en difficulté.
Reste que les groupes extrémistes parviennent à concurrencer l’État dans l’esprit des couches de la population se considérant comme les plus marginalisées (pasteurs nomades, populations rurales éloignées des centres urbains, cadets sociaux). Dans le Delta central du Niger, la Katiba Macina a ainsi eu à gérer des conflits chroniques entre villages que la justice officielle n’était pas parvenue à trancher. Elle a pu récupérer et restituer des troupeaux volés à leurs propriétaires à la suite de razzias. Forts de ces succès, les groupes armés préconisent le non-paiement de taxes et la désobéissance civile vis-à-vis des lois de l’État malien. Dans certaines localités du Centre, les djihadistes sont allés jusqu’à décourager l’inscription des enfants à l’État civil, leur interdisant en conséquence toute existence légale.
Ces groupes se réclamant du djihadisme – Katiba Macina, Ansar ul Islam, État islamique… –, opérant à la frontière du Mali et du Burkina Faso, du Mali et du Niger, ont même réussi à réactiver un sentiment anti-élite, antiétatique et pro-pastoraliste préexistant à leur arrivée. Communiquant officiellement sur des thèmes globaux – lutte contre la suprématie de l’occident, solidarité avec les mouvements du Moyen-Orient ou libération de l’influence de la France… – de telles entités adoptent un discours politique local en phase avec les attentes des populations, et savent adapter leurs tactiques aux coutumes locales tout en maintenant intouchées les lignes de force de leur idéologie salafiste en terme, notamment, de gouvernance.
Non contents de se substituer à un État défaillant sur fond de conflits intercommunautaires anciens, les groupes armés savent aussi faire levier des références identitaires et historiques susceptibles de légitimer davantage encore leur présence. Quoiqu’elle s’en défende, la Katiba Macina s’est posée en protectrice de la communauté peule dont elle est une émanation. Ce soutien manifeste des djihadistes de la Katiba Macina a permis de conforter le sentiment généralement admis par les autres communautés que les Peuls sont des héritiers naturels de la tradition djihadiste.
De fait, les djihadistes ont su exploiter cette idée en rappelant ces référents identitaires et religieux dans leur communication. Le leader de la Katiba Macina, Hamadoun Kouffa, a d’ailleurs, en février 2019, appelé les Peuls de la région de l’Afrique de l’ouest à s’unir pour faire triompher le djihad dans la région en mentionnant à l’envi ces références historiques.
Les groupes armés savent aussi faire levier des références identitaires et historiques susceptibles de légitimer davantage encore leur présence
La nécessité de l’autodéfense et la militarisation des revendications communautaires
En plus des groupes armés, les milices à base communautaire sont, à la faveur de la crise sécuritaire, devenues des acteurs incontournables au Mali. Désignant originellement des citoyens mobilisés occasionnellement par l’État pour venir en appui aux forces régulières, le terme « milice » connaît désormais une acception plus large pour désigner des groupes variés opérant sur le territoire du Mali. Partageant peu de choses en commun, ces groupes armés ne sont que peu centralisés et répondent plus à des dynamiques locales qu’à une hiérarchie bien structurée.
Cela les rend peu contrôlables, et les efforts de médiation qui impliqueraient un fort leadership de leur part ne parviennent que rarement à juguler efficacement leurs actions sur le terrain. Ainsi, leur puissance locale jointe à la faiblesse de leur leadership ont conduit ces milices à des pratiques prédatrices envers les populations et à l’absence de tout agenda clair sur le plan politique sur la base duquel mener des négociations en vue de leur désarmement.
Peu entrainées et mal encadrées, ces milices commettent aussi de graves exactions à l’endroit des communautés considérées comme appartenant aux camps ennemis
Ainsi, la création de la milice dogon Dan na Ambassagou (littéralement, « les chasseurs se confient à Dieu ») sur le plateau dogon et les Donsos, chasseurs traditionnels, dans la boucle du Niger est une mesure palliative à l’incapacité des forces armées maliennes de protéger les communautés. Ces groupes ne se forment pas pour autant dans une situation de vide sécuritaire total : ils sont appuyés, ou tolérés par les autorités et se substituent même parfois aux forces de défense et de sécurité (FDS) et aux services de justice.
Peu entrainées et mal encadrées, ces milices commettent aussi de graves exactions à l’endroit des communautés considérées comme appartenant aux camps ennemis. Un rapport de la MINUSMA faisait état de violations des droits de l’homme commis par les chasseurs traditionnels appelés Dozos dans le village de Koumaga (Djenné) les 23, 24 et 25 juin 2018. Une attaque qui faisait suite à de nombreuses autres commises par les mêmes Dozos contre des populations depuis début 2018.
Systématiquement visés, les membres de la communauté peule, accusés de complicité avec les groupes armés, ont pour la seule attaque de Koumaga, payé un lourd tribut de 24 civils tués, dont cinq mineurs, et déploré l’enlèvement de trois personnes. Le massacre d’Ogossagou du 23 mars 2019 a causé la mort de 157 personnes tandis que des représailles ont visé les villages dogons dans un cycle de violence dont les populations sont les principales victimes.
La création de groupes à base communautaire répond, on l’a vue, à des logiques sécuritaire, politique et économique. Mais ce faisant, ces groupes finissent par transformer l’expression de ces revendications, et les militarisent. De sorte que le recours à la violence se systématise, enclenchant un cycle de renforcement réciproque entre l’armement et la demande de protection.
Perceptions des groupes armés par les populations du Nord et du Centre
Quand les groupes signataires de l’Accord ne sont pas différenciés des Groupes terroristes : bonnet blanc, blanc bonnet !
La plupart de nos interlocuteurs installés à Tombouctou ont du mal à différencier les groupes signataires de l’Accord de juin 2015 d’avec ceux labellisés comme terroristes, djihadistes ou narcotrafiquants. Les distinctions opérées au niveau des instances internationales et nationales ne se retrouvent donc pas forcément dans les perceptions par les individus au niveau local. L’Accord a ainsi créé des groupes « acceptables » qui, dans les faits, abusent de leurs pouvoirs et ne sont pas systématiquement légitimes dans leurs localités respectives. Un imam de Tombouctou le dit sans détour : « Ceux qu’on appelle djihadistes, terroristes, rebelles et autres sont tous des bandits.
Ils sont tous bonnets blancs, blancs bonnets ». Pour la grande majorité de nos interlocuteurs à Tombouctou, certains membres des groupes signataires sont considérés comme des terroristes et réciproquement. Il est aussi fait mention d’individus ne se réclamant d’aucun groupe, soit qu’exclus soit que se sentant lésés par eux, mais qui détiennent des armes et commettent des actes de banditisme. Un professeur d’histoire dans une école secondaire de Tombouctou abonde dans le même sens : « Les populations dans leur majorité n’ont pas confiance dans ces groupes armés. Ceux-ci ne se font même pas confiance entre eux, alors à plus forte raison les gens ne leur font pas confiance. Ils se canardent, ils s’entretuent. Comment voulez-vous que les gens aient confiance en eux ».
Le retard pris dans le processus de mise en œuvre de l’Accord constitue un fardeau pour certains groupes armés signataires de l’accord pour la paix qui n’arrivent plus à contrôler leurs éléments. Les populations de Tombouctou se plaignent en conséquence de l’insécurité grandissante et pointent du doigt les groupes en attente de l’opérationnalisation effective du DDR.
L’appréciation des groupes dépend des ethnies
Au centre du Mali, les perceptions qu’ont les individus des groupes armés varient fortement en fonction de l’interlocuteur sollicité. Qu’ils se réclament ou pas de communautés particulières, les leaders des groupes armés appartiennent de fait à des communautés spécifiques et leur identification par la population se fait en fonction de cela. C’est pourquoi la plupart de nos interlocuteurs pensent que la Katiba Macina est un groupe djihadiste peul et que la milice Donso est une milice bambara (alors que, par exemple, la Katiba Macina, recrutant certes principalement parmi les Peuls, ne se contente pas de ce vivier), en dépit de leurs efforts pour convaincre qu’ils se battent au nom de tous les Maliens. Cette « ethnicisation » de la lecture faite de ces groupes par les individus est cependant progressive : à l’origine, domine l’idée de la défense du campement, du village, l’identité ethnique ne venant qu’après. Un fonctionnaire à la retraite le résume sobrement, mais clairement : « l’appréciation des groupes dépend des ethnies ».
Quand les groupes armés engendrent des mutations sociales
Identité, pouvoir et ressources au Mali
La question de la présence effective de l’État sur l’entièreté du territoire malien est régulièrement soulevée par les analyses cherchant à expliquer la persistance des conflits au Mali et la capacité des groupes armés non étatiques à s’y implanter. En amont d’une telle réflexion, il est important de s’interroger sur la définition même de l’État tel qu’il s’incarne au Mali – et d’identifier la manifestation de sa présence au niveau local.
En effet, l’État malien n’est pas une entité uniforme et statique. Ses différents services s’appliquent à se déployer dans des zones difficilement accessibles de sorte que la couverture du territoire national par ses différents services (éducation, santé, sécurité, justice…) n’est pas aisément garantie. Les réformes entamées par le gouvernement malien dans les années 1990, notamment la décentralisation, mais aussi la réforme du code foncier ou les tentatives de révisions constitutionnelles, ont certes eu un effet important sur la perception de la présence de l’État par les communautés concernées au centre et au nord du Mali.
Les réformes ont renforcé les pratiques coutumières locales en les intégrant dans l’appareil d’Etat ce qui a eu pour effet de diminuer la légitimité des recours parallèles légaux aux populations qui contestent ces normes coutumières. Ainsi, le renforcement de la capacité de l’État à prendre acte de la diversité culturelle locale s’est vu contrebalancé par sa disqualification partielle, en ce que cette prise en compte avalisait certaines normes coutumières ne faisant pas consensus.
Le Mali a donc choisi de fonctionner sur un système hybride de gouvernance : tout en réaffirmant la primauté de l’État et des prérogatives régaliennes, il a également fait le choix de coopter et de sous-traiter à des autorités traditionnelles et locales la gestion des affaires courantes, en contradiction avec sa devise unitaire, « Un peuple, un but, une foi ».
Cette gestion hybride (étatique et traditionnelle) des ressources cherche à associer les différentes légitimités de gouvernance au Mali. Cependant – revers de la médaille – en renforçant le pouvoir des élites coutumières et en instituant un mode de gestion de ces ressources plus statique et encadré par le droit, cette pratique rend la négociation liée aux ressources plus difficile pour les groupes ne faisant pas partie de cette élite dirigeante.
Une telle pratique implique également de pouvoir faire appel à un discours historique de légitimation pour les groupes souhaitant revendiquer un droit dans la gestion de ces ressources. Les discours sur les identités autochtones/allochtones se développent alors pour se réclamer d’un lien au terroir qui puisse conférer des droits politiques dans la gouvernance locale. Les groupes armés opérant dans ces zones où la gouvernance est contestée ont su largement s’imprégner et se faire le porte-voix de ce discours communautaire.
Mise en cause des légitimités traditionnelles par la superposition d’un ordre extérieur nouveau
Il existe une variabilité des rapports des groupes armés avec les chefferies traditionnelles en fonction des régions. La nature de ces rapports est généralement fonction de l’idéologie et du positionnement politique du groupe. Les groupes armés signataires de l’Accord (CMA et Plateforme) reconnaissent les chefs traditionnels et collaborent avec eux, en s’inscrivant dans les équilibres de gouvernance locaux. Certains leaders de ces groupes bénéficient d’ailleurs souvent d’une légitimité traditionnelle. C’est le cas de Mohamed Ag Intalla, aménokal de Kidal (chef de la confédération touarègue) et Président du HCUA.
D’autres au contraire sont parvenus à se hisser à la tête de leur communauté grâce au leadership qu’ils ont acquis avec l’aide des groupes armés. C’est le cas, par exemple, de Moussa Ag Acharatoumane, président du MSA, qui a su utiliser sa position de chef militaire pour s’assurer un rôle de chef de la fédération des Daoussahaqs dans la région de Ménaka. Dès le début de la crise de 2012, certaines catégories sociales (pasteurs nomades et agro-pasteurs) des localités périphériques du centre du Mali, aspirant au changement, se sont inscrites en soutien du MUJAO pour renverser le pouvoir de leurs chefs traditionnels considérant ces derniers comme étant complices de l’administration étatique.
Beaucoup de chefs traditionnels ont été ainsi la cible d’attaques de ce mouvement dans les communes du Hayré, de Mondoro, ou de Douentza. Quelques années plus tard, ces attaques ciblant les anciennes légitimités traditionnelles se sont poursuivies dans le delta intérieur du Niger avec la Katiba Macina, mais aussi dans le Hayré. Pour une partie de la population de ces zones, l’apparition de groupes armés a donc incarné l’expression de la contestation des modes de gouvernance traditionnels appuyés par l’appareil d’État.
La réinterprétation des clivages locaux et les manipulations croisées
Les différents niveaux d’analyse et d’interprétations des « clivages » opposant les parties en conflit dans des contextes de guerre civile ont été étudiés par Stathis Kalyvas. Décrivant des dynamiques de violences dans des contextes d’instabilité similaires au conflit malien, le chercheur montre que des clivages locaux antérieurs aux crises motivent les mobilisations armées et modèlent les cibles et les modes de violence employés. Cependant, toujours selon lui, l’agrégation de ces conflits (micro) locaux est réinterprétée dans un cadre supra local pour, autour de formations d’alliances et de discours communs, mobiliser les ressources nécessaires à la poursuite du conflit.
Ces dynamiques de mobilisation semblent s’appliquer particulièrement aux violences en cours au Mali : des « clivages » supra locaux de « guerre contre le terrorisme », d’« indépendantisme » ou de « souveraineté territoriale du Mali » réinterprètent les motivations des communautés locales dans leurs rapports avec les différents groupes armés en conflit.
Quand les populations se tournent davantage vers les groupes armés que vers l’État
Cette réinterprétation croisée aux différents niveaux d’analyse (local, national, et dans certains cas international) a de fortes conséquences sur la fragmentation sociétale au plus près du terrain. Par association, par « capillarité » pourrait-on dire, une communauté ressentie comme étant affiliée à un groupe armé peut être classifiée sous un prisme stratégique (« pro » ou « anti » gouvernemental), ou même idéologique et identitaire (« milice communautaire » ou « groupe djihadiste »), alors que les ressorts de son affiliation répondent de prime abord, et essentiellement, à des dynamiques locales, voire micro-locales.
Dans ce cadre, ce qu’on appelle le « retour » de la présence de l’État est nécessairement problématique. Or, les stratégies élaborées pour stabiliser le centre ou le nord du Mali réaffirment d’abord la nécessité de déployer les services étatiques, en premier lieu les services sécuritaires, pour assurer la souveraineté du Mali, puis les services sociaux de base et la réinstallation des acteurs du développement. C’est le cas, par exemple, du Programme spécial pour la paix, la sécurité et le développement du Nord (PSPSDN, mis en œuvre en 2011) ou, actuellement, du PSIRC (le Plan de sécurisation intégré des régions du Centre en 2017).
Là où le bât blesse, c’est que, précisément, la légitimité de ce « retour » de l’État a été profondément discréditée par l’intrication des légitimations croisées et par les différents niveaux d’analyse précédemment détaillés. Ce déploiement de forces sécuritaires s’inscrit dans des contextes de profondes divisions, et peut se voir interprété comme étant l’expression d’un soutien aux pouvoirs locaux en place (qui peuvent être contestés, parfois de façon violente), ou à certaines communautés vues comme plus favorables au gouvernement. En retour, d’autres acteurs armés peuvent offrir protection aux communautés qui se sentent menacées par cette intervention, réalimentant le cycle infernal de l’instabilité sécuritaire.
Au-delà du seul aspect sécuritaire, les données du SIPRI signalent que les représentants de l’État ne sont en aucun cas le premier recours des populations en cas de conflit. À la question « en cas de conflit mineur, qui iriez-vous consulter en priorité ? », les personnes interrogées désignent les autorités traditionnelles à hauteur de 60,6%
Les données collectées par le SIPRI recueillies auprès de 2 097 personnes dans chacun des cercles des régions de Ségou et de Mopti montrent que, pour les populations concernées, les acteurs non étatiques sont beaucoup plus présents que tout autre acteur de la sécurité (garde nationale, gendarmerie, police, douanes, forces armées ou forces internationales) dans le centre du Mali et qu’ils sont également considérés comme les plus efficaces.
Au-delà du seul aspect sécuritaire, les données du SIPRI signalent que les représentants de l’État ne sont en aucun cas le premier recours des populations en cas de conflit. À la question « en cas de conflit mineur, qui iriez-vous consulter en priorité ? », les personnes interrogées désignent les autorités traditionnelles à hauteur de 60,6%, loin devant les membres de la famille (16,6%), les autorités religieuses (6,0%), les forces de défense et de sécurité (4,5%) et les autorités politiques (3,2%). En cas de crime grave, ce sont les autorités traditionnelles (53,1%) qui recueillent le plus de réponses, avant les forces de défense et de sécurité (23,6%) et les autorités politiques officielles (8,8%). Les réponses sont globalement similaires chez les hommes et les femmes.
Pire : l’intervention des agents de l’État dans les conflits locaux est vécue comme un élément perturbateur des mécanismes de résolution des disputes
Enfin, le questionnaire élaboré par le SIPRI demandait aux répondants d’indiquer quel système de justice leur semblait le plus impartial. Les résultats désignent le système de justice coutumier à 52,1%, suivi de la justice religieuse (19,1%), le système de justice officiel, étatique, ne recueillant que 10,4% des suffrages. Ce constat renforce encore l’idée que l’État, lorsque ses représentants sont insuffisamment présents, n’est pas considéré comme capable d’intervenir ou légitime à le faire.
Impacts socio-économiques de la présence des groupes armés
La présence des Groupes Armés Non-Étatiques au Nord a fortement déstabilisé l’économie formelle. Mais les populations dont la précarité économique est considérablement accrue par l’insécurité chronique sont également hostiles au retour des agents prélevant des impôts et taxes pour le compte de l’État. Leur présence est perçue comme une entrave à l’économie criminelle dans laquelle sont impliqués de nombreux groupes armés, mais dont les populations peuvent espérer bénéficier pour leur survie.
Les marchés des grandes villes du nord sont fournis par les denrées de première nécessité venues d’Algérie et de Mauritanie : sucre, farine, dattes, lait, boissons, semoule, huile, carburants. Les cigarettes et les produits pétroliers sont importés, sans être déclarés. Les populations du Nord ont une perception positive de ce trafic qu’elles ne considèrent d’ailleurs pas comme illicite. Pour elles, sans ces denrées des pays voisins coûtant moins cher qu’au sud du pays, préservé de l’insécurité, la vie serait insupportable au Nord.
En temps normal, la commune urbaine de Djenné parvenait à recouvrer annuellement le montant de 19 millions de francs CFA pour les impôts et taxes de développement local ; en 2018, selon nos interlocuteurs, les revenus de l’État dans la région ont totalisé 300 000 de francs CFA seulement. Toutes les activités économiques de la commune sont au ralenti. Le décret interdisant la circulation des motos, souvent utilisées par les bandes armées pour commettre leurs exactions, est en grande partie responsable de cette crise économique en affectant l’ensemble de la population, qui utilise ce mode de transport pour se rendre aux marchés, aux champs, ou pour accéder aux services de base souvent situés loin de leur lieu de résidence.
La situation est similaire dans la commune de Ténenkou. Selon un élu local « Depuis 2012, l’impôt n’est pas payé dans le cercle de Ténenkou. Les mairies ne fonctionnent plus. Les agents des collectivités ont des retards de salaire de plus 36 mois dans certaines communes ». L’impossibilité pour les collectivités de payer régulièrement les salaires de leurs fonctionnaires pourrait occasionner des grognes sociales qui aggraveraient la crise dans la région. Enfin, les éleveurs peuls évitent de se rendre dans les foires des grandes agglomérations de peur d’être tués ou enlevés par les chasseurs bambaras ou dogons. Les Bambaras, les Bozos et les Dogons ne se hasardent pas non plus à se rendre dans les localités qu’ils présument être contrôlées par les djihadistes par crainte d’être attaqués.
Impact sociétal de la présence des groupes armés
Le « métier des armes » existe au Mali depuis l’indépendance du pays, en 1960, mais s’est généralisé à la faveur de la crise de 2012. Le ralliement à un groupe armé, s’il peut être l’expression d’une révolte sociale, est aussi, sur le plan individuel, une opportunité de s’émanciper d’une destinée sociale et économique peu valorisante. La violence permet de sortir des cadres établis, et de « chercher fortune », au détriment de la cohésion sociale prônée par la coutume.
Les conflits de générations notamment constituent des facteurs importants pouvant inciter les jeunes à épouser les idéaux du radicalisme violent. Le droit d’aînesse, central dans les coutumes régissant les liens sociaux au nord et au centre du Mali, est contesté, car les jeunes générations le jugent trop archaïque dans un contexte de modernisation rapide de la société et de l’économie.
Selon eux, les aînés, imposant valeurs et pratiques sociales, détiennent trop de droits sur les cadets sans assurer pour autant leurs propres devoirs vis-à-vis de ces derniers. Or, les groupes armés mettent à bas ce système hiérarchique, ce qu’explique un enseignant à la retraite à Djenné : « Ce qui fait la particularité des groupes armés, c’est le manque de repère. Ils ne respectent aucune loi qui ne soit pas celle de la terreur. Il faut le dire et même reconnaitre qu’avant leur apparition, les communautés vivaient en parfaite symbiose et maintenant les ethnies se détestent. C’est avec eux que cet islam radical a fait son apparition dans la région du centre »
Conclusions
La réponse des autorités publiques à la présence de groupes armés hostiles à l’État a été principalement d’ordre sécuritaire. Formées par les missions européennes EU Capacity Building Mission (EUCAP) et EU Training Mission (EUTM), appuyées par des interventions françaises directes (Serval, puis Barkhane) ou regroupées au sein d’un nouvel appareil sous-régional de sécurité (la force conjointe du G5 Sahel), les forces de défense et de sécurité maliennes se sont efforcées de mener des opérations pour éradiquer la menace djihadiste.
Pour y parvenir, les forces gouvernementales ont aussi appuyé, ou du moins laissé se créer, des milices paraétatiques qui semblaient de prime abord servir leurs intérêts dans la lutte contre les mouvements et groupes armés se réclamant du djihadisme. Se basant sur une lecture de la situation « par le haut », répondant à un clivage orienté uniquement par la menace djihadiste, plus que par une compréhension fine des dynamiques micro-locales de contestation des modes de gouvernance ou d’appropriation des ressources locales, ces opérations ont occulté l’impact de la présence de ces groupes armés qui répondaient à des besoins sociaux plus vastes. En se focalisant sur la nébuleuse djihadiste comme cible principale des opérations sécuritaires au centre et au nord du Mali, une partie de la réalité sociale a échappé aux autorités maliennes.
En outre, le déploiement de forces de sécurité parfois mal formées, mal équipées et sur des territoires qu’elles considèrent comme hostiles a mené à des abus documentés par les observateurs nationaux et internationaux – renforçant encore la méfiance des populations à leur endroit.
L’inefficacité des forces en présence est pointée du doigt par les ressortissants des zones touchées par les violences. Sont critiqués les abus de l’armée, et son manque de communication en direction des populations. Les forces armées maliennes « ne cherchent pas à savoir ce qui se passe dans la localité. Si elles le faisaient, il y a un bon bout de temps que la situation se serait améliorée. Il n’y a pas eu de rencontre avec les personnes imprégnées de la question et qui veulent apporter la paix ». Des populations locales qui déplorent également le manque de moyens opérationnels des forces armées maliennes, et fustigent le degré d’autonomie accordé aux groupes armés non étatiques, peu contrôlés et qui ne se soumettent pas aux règles d’engagement de l’armée régulière.
Source photo : Malijet.com