Paoli Béhanzin
Alors que les mesures restrictives prises dans le cadre de la lutte contre la Covid-19 sont en train d’être assouplies dans la majorité des pays de la région ouest-africaine, certains projets qui tournaient au ralenti ou étaient à l’arrêt reprennent vie. L’un de ces projets phares, communs aux pays de la région, avant la survenue de la crise sanitaire : la création d’une monnaie unique. Le report à maintes reprises de ce projet laissait craindre qu’il ne verrait probablement pas le jour de sitôt, encore moins dans ce contexte de covid-19. La décision de la France, le 20 mai 2020, de mettre fin à la centralisation des réserves de change de l’Union monétaire ouest-africaine (UMOA) à Paris, actant ainsi la suppression du compte d’opérations, vient, d’une part, relancer le débat sur la fin du franc CFA et la naissance de l’eco, et d’autre part, marque un tournant décisif quant à la dimension géopolitique de la nouvelle monnaie.
Peu avant les premiers cas déclarés positifs à la Covid-19 dans la majorité des pays d’Afrique de l’Ouest, WATHI en collaboration avec le bureau du Sénégal de Konrad Adenauer Stiftung, a organisé le 12 mars 2020, une table ronde autour de la fin annoncée du franc CFA et du passage à l’eco pour les pays de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA). Cette rencontre a permis aux acteurs de la société civile, aux universitaires, aux chefs d’entreprises et aux représentations diplomatiques de plusieurs pays de la région, de se pencher sur les enjeux du projet de création de la monnaie unique. Les discussions ont permis de recentrer le débat, au-delà des intérêts politiques, des questions de souveraineté et d’indépendance, sur l’utilité pour les populations, les entreprises, les pays, d’avoir une monnaie unique régionale.
Initialement prévue pour être mise en place au sein de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) pour décembre 2009, l’introduction de la monnaie eco a été reportée dans un premier temps à janvier 2015. La monnaie devait demeurer une monnaie commune pendant quelque temps, avant la disparition des monnaies nationales en 2020. Alors que ce projet semblait être en hibernation, en 2019, il connaît brusquement une accélération avec des échanges entre autorités publiques et monétaires de la région ouest-africaine. Le 21 décembre 2019, le chef de l’État de la Côte d’Ivoire, Alassane Ouattara, annonçait au nom des États de l’UEMOA, aux côtés de son homologue français, la fin du franc CFA (d’Afrique de l’Ouest) et son remplacement par l’eco, la monnaie prévue par la CEDEAO, qui regroupe 15 pays dont les huit membres de l’UEMOA.
Pourquoi une monnaie unique ?
Pour la jeunesse africaine, notamment ouest-africaine francophone, la disparition du franc CFA représente tout un symbole d’indépendance totale et de souveraineté vis-à-vis du colon. Cette position est plus ou moins légitime, les pays de l’UEMOA ayant en commun cette monnaie perçue comme « une relique coloniale » par les économistes Kako Nubukpo et Mamadou Koulibaly « qui ne facilite en rien l’intégration économique ». Fondamentalement, une monnaie unique commune facilite les échanges commerciaux entre les pays détenteurs de cette monnaie. En pratique, elle remplace les monnaies nationales et une banque centrale, au sein de la zone économique et monétaire créée, se charge de sa gestion.
Dans cette zone, les transactions sont donc effectuées via cette monnaie unique et les coûts de transaction sont supprimés ; ce qui permet une intégration sur un marché plus élargi et d’accélérer le processus de développement. On peut donc comprendre que la disparition du CFA est un passage nécessaire, si les pays de l’UEMOA veulent adopter la monnaie unique eco de la CEDEAO. La région ouest-africaine a une population estimée à 400 millions d’habitants en 2020 qui pourrait doubler 30 ans plus tard, et avoir une monnaie unique permettrait aux entreprises de la zone d’élargir considérablement leurs parts de marché.
En 2019, 7 pays sur 14 ont respecté les 4 critères de premier rang et 6 pays ont respecté 3 des 4 critères de second rang.
Freins à la création de l’eco
L’un des principaux freins que connaît ce projet est le respect des critères de convergence. Pour qu’un tel projet de création monétaire voie le jour, techniquement, il faut que les économies des pays concernés se rapprochent les unes des autres. Selon les économistes de la théorie de la zone monétaire optimale, Mundell et McKinnon, il est nécessaire que les pays aient une similarité des taux d’inflation, du déficit budgétaire, de croissance économique, en plus d’avoir une production et une consommation diversifiée et une libre circulation des biens et facteurs de production (travailleurs et capitaux). Les pays de la CEDEAO ont édicté un ensemble de critères de convergence pour lesquels la majorité des pays membres n’arrive pas à se conformer. En 2019, 7 pays sur 14 ont respecté les 4 critères de premier rang et 6 pays ont respecté 3 des 4 critères de second rang. Les urgences nationales semblent l’emporter.
Prioriser les urgences nationales peut nuire au-delà du projet de création monétaire. Le Nigéria a, en août 2019, pris la décision sans équivoque de fermer les frontières terrestres qu’il partage, entre autres, avec le Bénin et le Niger. Dans un contexte de zone de libre-échange et de circulation des biens, une pareille décision vient semer le doute sur la cohésion et la volonté d’harmoniser les politiques conjoncturelles, voire structurelles, au sein de la zone.
Un autre frein, non des moindres, est la bataille pour la direction du projet. Cette bataille oppose les pays de la zone Franc d’une part, avec comme protagonistes la Côte d’Ivoire et le Sénégal, et d’autre part, le Nigéria et les pays anglophones de la CEDEAO. Deux poids plumes contre un poids lourd ! En 2018, l’économie nigériane à elle seule pesait 71% de l’ensemble des économies de la CEDEAO et était suivie du Ghana qui pesait 8%. Quant aux économies de la Côte d’Ivoire et le Sénégal, elles ne représentaient respectivement que 6% et 4% de l’ensemble de la CEDEAO. Ces deux économies sont en tête du classement des plus importantes de l’UEMOA, mais au sein de la CEDEAO, elles perdent leur place face au Nigéria et au Ghana.
Source : Produit intérieur brut (PIB), Banque mondiale, 2018
Manifestement, cette bataille a lieu dans le contexte d’un désaccord sur le choix du régime de change de la future monnaie. En 2017, Le Niger et le Burkina Faso avaient plaidé pour une fixation du taux de change de la future monnaie à un panier de devises, c’est-à-dire un ensemble de monnaies (euro, dollar, yuan …), mais la Côte d’Ivoire et le Sénégal ont voulu maintenir le principe d’une parité fixe à l’euro uniquement comme l’actuel franc CFA. Ces derniers obtiennent visiblement gain de cause lors de l’annonce du 21 décembre 2019 faite par le président ivoirien sur la parité de l’eco à l’euro qui sera garanti par la Banque de France. L’annonce ne concerne cependant que les pays de l’UEMOA. La réaction des pays qui n’appartiennent pas à l’UEMOA ne s’est pas fait attendre pour signaler la non-conformité de cette décision aux choix déjà annoncés.
Prioriser les urgences nationales peut nuire au-delà du projet de création monétaire
En juin 2019, les ministres des Finances de la CEDEAO avaient convenu que la monnaie unique eco aurait un taux de change flexible. Un choix qui, toutefois, arrangerait les pays comme le Nigéria et le Ghana, exportateurs d’hydrocarbures, qui ont déjà une longue expérience acquise dans la gestion d’une monnaie à taux flexible. Ces deux pays ont connu et continuent à connaître des moments de fragilité économique souvent dus aux fluctuations des cours du pétrole porteurs de volatilité du taux de change de leurs monnaies. Ce manque de stabilité attribué à un régime de change flexible constitue une crainte pour les pays de la zone Franc.
Les pays de la CEDEAO qui n’utilisent pas le franc CFA semblent craindre de leur côté, la pérennité de l’immixtion de la France dans la gestion monétaire des pays de l’UEMOA qu’ils perçoivent comme un lien de dépendance et un frein à leur développement. Ils n’ont certainement pas été rassurés par la récente confirmation par le gouvernement français des mesures annoncées en décembre 2019, soit la fin du franc CFA dans sa forme actuelle, mais le maintien de l’arrimage de la monnaie des pays de l’UEMOA à l’euro ; la France assurant toujours la garantie de cette monnaie. On ne sait toujours pas s’il faut parler d’une nouvelle monnaie ou juste d’un franc CFA réformé en attendant l’avènement de l’eco de la CEDEAO.
Une monnaie qui se veut souveraine, mais garantie par la France
L’annonce du 20 mai aussi extraordinaire qu’elle puisse paraître laisse un doute sur la volonté réelle de la concrétisation du projet de création de la monnaie unique. La raison de ce doute se situe au niveau de la garantie de la France. Par la suppression du compte d’opérations qui met fin à la centralisation des réserves de change au Trésor français, les pays de l’UEMOA ne disposeraient-ils pas ainsi suffisamment de réserves de change pour répondre à leurs besoins d’importation ? Quoique, le rapatriement des réserves de change, s’il est effectué, ne signifie pas que la Banque centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO) pourrait étendre sa politique monétaire.
Les pays de l’UEMOA représentent à peine 4% du PIB réel de la France en 2018, selon les données de la Banque mondiale, et avoir une monnaie adossée à celle d’une économie forte serait un atout si l’idée est de constamment se maintenir dans une position de petite économie qui n’a aucune influence sur les marchés internationaux. La France, malgré la suppression du compte d’opérations, va indubitablement créer de nouveaux mécanismes dans sa position de garant de sorte à minimiser les risques et les pertes financières, ce qui indirectement va influer sur la politique monétaire des pays de l’UEMOA.
Un pays près de nos réalités, ayant une monnaie nationale garantie par un Etat autre, est le Cap-Vert. Ce pays membre de la CEDEAO, ancienne colonie portugaise, dont la devise officielle, l’escudo cap-verdien (ecv), à parité fixe avec l’escudo portugais depuis 1975 remplacé par l’euro en 1999, est garantie par le Portugal selon un accord de coopération. La convertibilité de l’ecv est assurée par un engagement budgétaire du gouvernement portugais qui doit fournir une assistance technique et financière.
En pratique, cet accord permet à la Banque centrale capverdienne de voir ses réserves de change être renforcées par le Portugal, en cas de nécessité. Le Cap-Vert étant très dépendant des importations, un taux de change fixe lui permet de faire face aux variations des coûts des importations et de rassurer les investisseurs quant à la stabilité monétaire. Une telle disposition pénalise certes les exportations, mais il faut aussi dire que celles-ci sont structurellement faibles avec une balance extérieure de biens et services déficitaire de -19% du PIB en 2018.
Quelles perspectives pour ce projet dans le contexte de la Covid-19 ?
Selon les déclarations de décembre 2019, théoriquement, les pays de l’UEMOA devraient transiter le 1er juillet 2020 vers la nouvelle monnaie. Le 10 février dernier, le président nigérian Muhammadu Buhari a demandé un report du lancement de l’eco, évoquant le non-respect des critères de convergence. Cette déclaration du président de la grande puissance de la CEDEAO dont la position est décisive pour le lancement effectif de la monnaie unique rend très probable un nouveau report. La pandémie de la Covid-19 qui a pris de l’ampleur à compter de mars/avril 2020 dont l’impact sur la croissance des économies de la région s’annonce massif et négatif, semble éloigner encore davantage le moment de la réalisation de la monnaie unique.
La crise sanitaire se révèle être un test pour la résilience des économies
Il faut dire que la crise sanitaire se révèle être un test pour la résilience des économies aux chocs. Le 27 avril 2020, les pays membres de l’UEMOA ont dû prendre la décision de suspendre temporairement le pacte de convergence afin de mieux faire face aux besoins de gestion de la crise et à la relance de l’activité économique. Ces besoins sont estimés à 5 284,9 milliards de francs CFA. Le Nigéria, en difficulté à cause de la chute des prix du pétrole résultant des tensions entre la Russie et l’Arabie Saoudite puis de la chute de la demande mondiale liée à la Covid-19, risque de se trouver en manque de liquidité en devises fortes.
Le moment n’est donc pas propice à une bataille pour le leadership régional, mais plutôt à un sauve-qui-peut. Avec la récente annonce de la France, la perspective de voir tous les pays de la CEDEAO s’entendre sur les mêmes principes directeurs semble s’envoler. Il est désormais plus probable d’assister à la naissance d’un CFA rénové toujours arrimé à l’euro au goût des pays de l’UEMOA dans les prochains jours. Quant à la naissance de l’eco dans tout l’espace communautaire de la CEDEAO, sans même parler du moment de sa circulation effective, tout porte à croire qu’il faudra attendre encore bien longtemps.
Crédit photo : La Croix
Paoli Béhanzin est statisticien économiste diplômé de l’École nationale de la statistique et de l’économie du Sénégal. Il est chargé de recherche à WATHI et y travaille sur les questions économiques et sociales.