Dans le cadre du débat sur les systèmes de santé en Afrique de l’Ouest, WATHI s’est entretenu avec Boubacar Sagna, le fondateur d’Afyacare, pour discuter de l’utilisation du numérique et du rôle de l’entrepreneuriat pour améliorer les systèmes de santé africains. Il répond à nos questions dans cet entretien :
- Pourquoi l’utilisation du numérique est un enjeu important pour la santé en Afrique ?
Quand on parle de digitalisation, c’est que le service existe déjà et qu’on le digitalise afin de le faciliter. Par exemple, avant l’avènement des mails, il y avait les courriers. On ne digitalise qu’un service existant afin de faciliter la vie des parties prenantes. La santé doit être digitalisée pour faciliter le parcours de soins du patient, mais aussi pour faciliter la vie des médecins. C’est pour cela que vous avez vu ces dernières années des start-ups se créer pour faciliter à la fois la prise de rendez-vous, c’est le cas de « Doctolib », ou son équivalent que j’ai créé au Sénégal « Hello docteur » ou encore de « Lifen » qui facilite l’échange de messages sécurisés entre patients et médecins et entre laboratoires et médecins pour éviter la sur-médication.
En fait, plus que la santé, ce sont tous les secteurs qui ont besoin d’une digitalisation en Afrique. L’utilisation du numérique va faciliter les transactions, va faciliter les déplacements, va faciliter l’obtention de documents de voyage, d’extraits de naissance, et de pas mal de choses. Ces services existent mais vu leur lenteur, il faut les digitaliser pour que cela soit plus fluide et que cela permette de gagner du temps et de l’argent. Je donne un exemple : vous déposez un passeport, au Sénégal par exemple, on vous dit de passer le mercredi. Vous passez le mercredi, on vous dit qu’il n’est pas prêt. Vous revenez le jeudi, on vous dit que la personne qui doit le signer n’est pas là, donc il faut que vous reveniez mercredi prochain.
On digitalise un processus pour faciliter la vie des gens mais aussi pour leur faire gagner du temps et de l’argent
Entre les deux jours, vous avez payé trois fois le taxi alors qu’un SMS ou un mail vous notifiant que votre passeport est prêt vous aurait évité tous ces coûts. Economiquement, on serait donc prêt à payer 1000 francs pour qu’on nous annonce que notre passeport est prêt, plutôt que de payer trois fois 2000 francs pour venir et se rendre compte que le passeport n’est pas là. Donc on digitalise un processus pour faciliter la vie des gens mais aussi pour leur faire gagner du temps et de l’argent.
- Le développement des start-ups est-il suffisant pour accélérer la numérisation des systèmes de santé africains ?
Pour l’instant je ne dirais pas non, mais nous avons un chaînon manquant. Moi j’ai eu la chance d’être incubé dans le « Highlab », c’est la clinique Pasteur de Toulouse qui avait un incubateur à start-ups. La clinique Pasteur de Toulouse! A ma connaissance, aucune clinique au Sénégal n’a un incubateur pour permettre aux start-ups d’être au cœur des enjeux stratégiques de la santé.
Si les start-upers restent de leur côté et qu’ils développent des projets qui ne sont pas utilisés en temps réel par les médecins pour leur permettre d’avoir la meilleure pratique possible, on aura toujours du mal ! A la clinique Pasteur de Toulouse, tous les brancards étaient digitalisés, on pouvait savoir en temps réel où ils étaient. Les brancardiers avaient un smartphone où ils pouvaient voir les malades à déplacer, où les déplacer, et ils avaient un QR code pour vérifier que le malade était amené bien au bloc où il devait être.
Si les start-upers restent de leur côté et qu’ils développent des projets qui ne sont pas utilisés en temps réel par les médecins (…) on aura toujours du mal !
Les erreurs médicales étaient ainsi réduites parce qu’on a réfléchi à une application qui facilite concrètement le travail des acteurs sur place. Donc pour digitaliser la santé, il faut qu’il y ait des partenariats entre les start-upers et les cliniques, les CHU (Centres hospitaliers universitaires), et les médecins, afin de réfléchir ensemble à une stratégie qui permette de sauver plus de vies. Parce que le numérique dans la santé, c’est pour sauver des vies, pour améliorer les conditions de vie et les conditions de travail. Voilà son essence. Malheureusement, à l’heure où je vous parle, il y a très peu d’interactions entre les cliniques, les laboratoires et les start-upers.
- Comment réussir à convaincre les professionnels de la santé, les pouvoirs publics et les citoyens africains de faire confiance aux solutions offertes par les nouvelles technologies ?
Nous n’avons pas à les convaincre. Le problème, c’est que le contexte africain fait que la plupart des start-upers ne sont pas riches. Ils sont obligés de courir derrière les bailleurs, derrière les fonds, derrières les VC (Venture Capital) alors qu’il y a un contexte économique assez favorable pour leur permettre de se concentrer sur leurs projets. Personne n’a eu besoin de nous convaincre pour que nous utilisions WhatsApp, Facebook, Snapchat ou Telegram. Nous avons tout simplement ressenti le besoin d’utiliser ces applications. Alors si demain les médecins trouvent que c’est impératif d’avoir une application mobile leur permettant d’enregistrer leurs diagnostics, d’envoyer des ordonnances ou des radios à leurs homologues ou d’avoir un DTM (dossier médical partagé), la question ne se posera pas.
Aujourd’hui, nous utilisons le numérique mais nous en avons une mauvaise utilisation. La plupart du temps, nous utilisons le numérique sans connaître ce qui est fait de nos data. On ne se pose pas la question de quel autre usage on pourrait en faire ou quel type de développement on pourrait faire pour améliorer nos propres vies. Je donne un exemple concret : cette femme vendeuse de poissons qui prend des photos de son poisson frais avec son smartphone et qui les envoie à ses clients qui sont abonnés.
Personne n’a eu besoin de nous convaincre pour que nous utilisions WhatsApp, Facebook, Snapchat ou Telegram
Ses clients regardent, trouvent que le poisson a l’air bon et la paient via Orange Money puis envoient un coursier qui livre le poisson. C’est la technologie qui lui a permis de faire ça ! Les mêmes technologies peuvent faciliter la vie des patients et des médecins. Par exemple, si nous digitalisions le tour de gardes, le médecin qui arrive pourrait avoir toutes les informations sur ce qui a été fait par son prédécesseur. Tout est donc à faire dans la santé !
- Avez-vous noté une évolution de l’écosystème dans lequel vous évoluez depuis la création de Yenni, le prédécesseur d’Afyacare ?
L’écosystème a évolué un peu, même si on est à l’année 0 de l’ e-santé. Moi j’ai créé Yenni en 2014. Heureusement pour moi, j’ai commencé par l’accès financier à la santé avant de réfléchir à des systèmes autres. Nous sommes très heureux qu’entre-temps il y a eu la blockchain, il y a eu les tiers de confiance et cela augure de belles perspectives pour l’e-santé. Donc cet écosystème est balbutiant, il commence. Les jeunes Africains ont du talent, ils réfléchissent sur des problématiques telles que la vérification de la conformité des médicaments, ils travaillent à rendre vocale l’ordonnance et permettre aux gens de pouvoir comprendre leur ordonnance en wolof, bambara ou lingala.
Il y a des jeunes qui pensent à l’utilisation de l’intelligence artificielle et de la voix, donc les perspectives sont belles. Dans les dix, vingt ans à venir, des jeunes Africains vont créer des start-ups extraordinaires, je leur fais confiance. Nous, nous avons été les pionniers, et cela n’a pas été simple, on a dû convertir des gens pour qu’ils utilisent nos plateformes, nos systèmes.
Nous, nous avons été les pionniers, et cela n’a pas été simple, on a du convertir des gens pour qu’ils utilisent nos plateformes, nos systèmes
D’ici quelques années, j’espère qu’on aura valorisé nos start-ups, qu’on les aura vendues et qu’on deviendra des angel business pour financer les jeunes frères qui arrivent. Parce que ces jeunes-là ont besoin de financements. Ce financement leur permettra d’être “focus”, concentrés sur leurs start-ups. Parce que qui dit santé dit confiance et sécurité, car les données de la santé doivent être bien protégées. C’est pour ça que très tôt, je me suis dit « tu t’engages dans la santé donc essaye de t’associer avec les meilleurs ». C’est parce que la sécurité est primordiale que je suis allé à la clinique Pasteur et que je travaille avec Franck Le Ouay, ancien de Criteo, qui est maintenant directeur de Lifen.
- Pourquoi pensez-vous que le « cash-to-health » va révolutionner les systèmes d’assurance maladie dans le futur ?
Toutes les dernières innovations qu’il y a eu dans le monde ont pu avoir lieu parce que le paiement était acquis. Sans paiement, point de Uber, point de Blablacar, point de Netflix, point de Amazon, point de toutes ces services innovants. Le problème de l’Afrique aujourd’hui, c’est l’inclusion financière. On est très « cash » en Afrique, et ce cash empêche parfois de faciliter l’inclusion financière. Le taux de bancarisation est faible, alors le jour où le paiement se fera via le mobile, comme c’est le cas de Afyacare, plus rien ne sera impossible ! Je vous donne un cas d’exemple : avec Orange, vous payez votre abonnement, vous pouvez payer votre Canal Horizons, vous pouvez payer votre électricité, vous pouvez payer bien sûr votre taxi, vous pouvez faire payer vos courses chez Auchan, et j’en passe ! Demain, imaginez que le Sénégalais lambda puisse tout payer via son mobile, payer même son assurance santé ! C’est ça que nous nous attachons à faire.
Reste à savoir si ce sont les start-ups qui feront cela ou si ce seront des grands groupes comme Orange, Tigo ou Wari. Est-ce que ces grands groupes travailleront en synergie avec nous pour nous permettre nous aussi de grandir ? C’est ça la question fondamentale ! Aujourd’hui se joue quelque chose de stratégique en Afrique, c’est la question du paiement. Qui gagne le paiement gagne l’économie africaine ! J’espère juste qu’ils ne le feront pas sans nous, auquel cas nous, jeunes start-upers africains, nous serons les plus malheureux, car nous aurions eu de bonnes idées mais personne ne serait venu nous accompagner. Parce que c’est une évidence que le « cash-to-health » va être une success story, c’est une évidence !
Aujourd’hui se joue quelque chose de stratégique en Afrique, c’est la question du paiement. Qui gagne le paiement gagne l’économie africaine !
Aujourd’hui, vous avez 70 % de la population sénégalaise qui n’a pas d’assurance maladie ! Le jour où le mobile sera le portefeuille santé, le jour où l’inclusion financière se fera, on parlera d’Afyacare comme la première icône, le pionnier dans l’ e-santé et la néo-assurance. Mais tout cela sera impossible si on nous empêche d’être des icônes en faisant le travail à notre place. Parce que nous, en Afrique, on est confronté à une réglementation beaucoup plus difficile qu’ailleurs qui ne laisse pas la place à la concurrence. C’est pour cela qu’Uber ou Air BnB n’ont pas été inventés en Afrique, parce qu’ici la réglementation et la concurrence sont du côté des grands.
- Que faudrait-il faire pour libérer le potentiel de l’e-santé en Afrique ?
Trois choses : une bonne bande passante, une électricité suffisante et l’inclusion financière. Le problème de l’économie africaine, des start-ups africaines, c’est le paiement. Le jour où le paiement deviendra une évidence, à travers un système comme le mien, Afyacare, ou par des plateformes comme Orange Money, Tigo Cash ou Money Express, il n’y aura plus de barrière ! On pourra même créer des pharmacies en ligne ! Parce que la pharmacie en ligne, tôt ou tard, elle va arriver. Quel est le problème de la pharmacie en ligne ? C’est l’ordonnance. Mais le jour où on mettra un bloc de blockchains ou un tiers de confiance pour valider que l’ordonnance a été bel et bien écrite par un médecin assermenté, il n’y aura plus de barrière à la pharmacie en ligne ! Là encore, il ne s’agit que de digitaliser un service déjà existant.
Le jour où le paiement deviendra une évidence, (…) il n’y aura plus de barrière !
Aujourd’hui, on achète des médicaments grâce à une ordonnance écrite par un médecin. Le jour où le médecin écrira cette même ordonnance sur une application et qu’il l’enverra à son homologue sur la même application, et qu’avant d’arriver à la pharmacie, les médicaments sont déjà préparés parce que vous avez déjà payé via votre porte-monnaie électronique, on pourra même nous rendre directement au bureau et nous faire livrer les médicaments, ce qui vous évite de perdre une journée ! Donc, cela est l’avenir.
- Que diriez-vous à un jeune entrepreneur qui veut se lancer dans le domaine de l’e-santé ?
D’abord de se dire que la santé, c’est la confiance et la sécurité. Il faut que ce jeune ait un impératif sécuritaire dans sa communication, dans son développement et dans sa stratégie. Personne n’a envie de voir son site hacké, des informations arriver dans de mauvaises mains et être victime d’un chantage du type « si tu ne me donnes pas de l’argent, je dirai à tout le monde que tu as le sida ». Donc il y a un impératif de confiance et de sécurité. Il est aussi important que tout jeune qui commence se plonge dans l’univers de la santé, aille faire des tours à l’intérieur des cliniques, des pharmacies, voire même de faire des stages en interne pour comprendre comment on peut digitaliser ce processus. Par exemple , c’est le problème de la monnaie qui m’a fait penser à Afyacare.
Il est important que tout jeune qui commence se plonge dans l’univers de la santé, aille faire des tours à l’intérieur des cliniques, des pharmacies
Parfois, vous arrivez en caisse, vous donnez 10.000 francs et le vendeur vous dit qu’il n’a pas de monnaie ! Et vous êtes tellement stressé que vous n’avez même pas le temps d’aller chercher la monnaie. En créant un porte-monnaie électronique, en digitalisant l’argent, on règle le problème de la monnaie. Donc il faut se dire : « quels sont les problèmes qu’on souhaite résoudre dans le domaine de la santé ? Est-ce pertinent ? ». Il faut être aussi très courageux car tout est à faire. Dans les cinq années à venir, la bande passante sera meilleure, il y aura internet à gogo, l’électricité aussi sera meilleure, donc l’espoir est là.
Crédit photo : France Info
Né en Mauritanie d’une mère malienne et d’un père sénégalais, Boubacar Sagna a suivi des études en Histoire à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar et à l’Université de Toulouse. Il a été chargé de mission à la Direction des relations internationales de Toulouse Métropole avant de se lancer dans l’entreprenariat. En 2014, il fonde la start-up Yenni qui distribue des cartes prépayées pour le paiement des frais médicaux. Actuellement, il est le fondateur de Woodin optic et de Afyacare, un porte-monnaie santé sécurisé.