Félicité Njilo
Soixante ans après son indépendance, l’apparente stabilité du Cameroun est mise à l’épreuve par la crise sécuritaire affectant les régions du Sud-Ouest, du Nord-Ouest et de l’Extrême Nord, ainsi que les tensions politiques subséquentes à l’élection présidentielle d’octobre 2018 qui a vu la réélection contestée du président sortant. La constante de ces dynamiques d’instabilité, en dépit de leurs spécificités, est la crise de l’État camerounais et de son succédané, l’administration sous ses différentes formes. En effet, ladite crise résulte non pas de sa forme, mais de son fonctionnement et de sa culture politique.
Une crise structurelle peu diagnostiquée
Pourtant, la perception prévalant au Cameroun tend à distinguer les différentes crises et s’attarde davantage sur leurs spécificités souvent identitaires au détriment de leur constante. Ainsi, la gravité de la crise dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest a depuis déplacé le débat sur la forme de l’État dont l’évolution serait pour certains, la solution miracle à l’instabilité du pays.
C’est dans ce contexte tendu que l’on observe une floraison de propositions sur la forme de l’État au Cameroun. Certains Camerounais anglophones réclament ainsi le retour d’un fédéralisme à deux États; d’autres Camerounais anglophones réclament une sécession pure et simple. Les Camerounais francophones quant à eux, évoquent la transformation du Cameroun en une fédération de dix États alignés sur les régions actuelles.
Le gouvernement, pour sa part, souhaite tout juste accélérer le processus de décentralisation inscrit dans la constitution depuis 1996 et dont la loi d’orientation a été adoptée en 2004 sans avoir jamais été mise en œuvre. Comme dans de nombreux pays, l’esquisse d’un Cameroun politico-administratif nouveau est surtout une réaction aux tares du régime actuel:
- Ainsi l’idée d’un retour vers un fédéralisme à deux États souhaité par certains anglophones tient surtout à l’idée que dans une telle configuration, les anglophones pourront s’administrer eux même loin des turpitudes francophones, nonobstant le fait que les premiers aient eu un rôle prépondérant dans l’État camerounais tel qu’il est aujourd’hui. (Tous les premiers ministres depuis 1992 sont issus soit du Sud-Ouest, soit du Nord-Ouest).
- La mise en place d’un fédéralisme à dix donnera corps à la disposition constitutionnelle qui affirme la primauté des autochtones sur les allogènes, au détriment de l’égalité des droits.
- Le processus de décentralisation tel qu’ébauché n’est qu’un paravent de réponse administrative à un problème politique et vise à noyer la spécificité de la crise anglophone dans un débat plus large.
Pourtant, aucune de ces solutions n’aborde de front la question de la crise de l’État, du fait d’un diagnostic réactif qui se focalise sur les conséquences de causes plus profondes. Les multiples crises camerounaises illustrent le délabrement de l’État dans ses diverses expressions. Deux facteurs historiques expliquent cet état de fait:
- La logique de contrôle ; comme dans beaucoup d’États postcoloniaux, la création et le déploiement de l’administration avait essentiellement une logique de contrôle du territoire et de la population. Cette logique de contrôle s’est progressivement confondue à une exigence de soumission des populations. Il en a découlé un accent mis sur les fonctions régaliennes du corps préfectoral au détriment des aspects sociaux et économiques relevant surtout des services déconcentrés.
- La politisation de l’administration qui a débuté avec la nomination de fonctionnaires comme ministres dès 1961, au détriment des élus et autres composantes de la société civile. Cette tendance s’est singulièrement accentuée sous l’actuel président où plus de 90% des ministres viennent de l’administration. À cela, il faut ajouter la consanguinité croissante du recrutement au sein de la haute fonction publique.
La conjugaison des deux tendances parmi d’autres a mené à une perte de légitimité de l’État; d’une part la question de l’efficacité des politiques publiques en matière de développement est passée au second plan, pour des administrateurs plus focalisés sur la lutte contre la subversion ou le contrôle des populations ; d’autre part, la priorité des fonctionnaires du fait des débouchés politiques a réorienté les priorités de la haute fonction publique vers le service des «hautes autorités». De plus, les citoyens usagers comme contribuables ont été considérés comme des acteurs passifs, n’ayant pas vocation à contrôler, et encore moins contester l’action des pouvoirs publics.
Ainsi, la gravité de la crise dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest a depuis déplacé le débat sur la forme de L’État dont l’évolution serait pour certains, la solution miracle à l’instabilité du pays
Une administration orientée vers les citoyens n’aurait pas laissé se développer ce phénomène d’affectation de juges francophones dans des régions common law alors que de tels déploiements ne facilitaient pas le fonctionnement de la justice. Parce que ces nominations et les affectations au sein de la fonction publique relèvent de motivations autres que l’efficacité et le service des usagers, cette tendance a perduré sans que quiconque ne s’en émeuve.
Que les élites administratives continuent d’évoquer les « administrés » ou les « populations », font de l’Etat camerounais, un service public sans « usagers ». Le contexte politico-administratif camerounais a engendré un corporatisme assez particulier. Dans de nombreux pays dits développés, le corporatisme de la fonction publique repose sur une conception particulière du service aux usagers. Au Cameroun, le socle du corporatisme de la haute fonction publique est celui des ambitions politiques de ses membres.
Le résultat de ces différentes tendances est l’affaissement progressif de l’État autour des noyaux de la protection des hautes autorités illustrée par le Bataillon d’intervention rapide (BIR) ; et l’administration surtout compris comme partage des prébendes entre élites. Cette évolution est concomitante du délabrement des fonctions de services de base tel qu’un secteur hospitalier dévasté ou un secteur éducatif anarchique ; tandis que les Camerounais subissent les aléas d’une privatisation bâclée de l’eau et de l’électricité.
Dès lors, toute contestation d’un État qui ne considère les Camerounais comme des administrés passifs est perçue comme atteinte à son autorité, entraine une réponse violente. Or, une autorité publique ne jouissant pas de la légitimité de citoyens actifs est-elle soutenable à moyen et long terme?
De facto, l’objectif clé de la «gouvernance» camerounaise semble davantage être la conservation du pouvoir plutôt que le fonctionnement de l’État. On est en droit de s’inquiéter du fonctionnement des institutions en cas de vacance au sommet. L’absence d’impartialité des différents organes administratifs dont la Commission électorale ou même le Conseil Constitutionnel pourrait créer un vide en cas de discorde nationale. Or, l’établissement du fédéralisme ou de la décentralisation ne résoudra que partiellement ces états de fait. Ces deux options institutionnelles déplacent de fait le débat sur la forme de l’État des questions d’efficacité et impartialité vers celui de la représentation.
Le postulat du fédéralisme et de la décentralisation dans le contexte camerounais est que le gouvernement au niveau local par un autochtone est en soi synonyme d’efficacité, si ce n’est de légitimité. Il est vrai que les Camerounais du Nord-Ouest et du Sud-Ouest ont une appréciation empirique du fédéralisme qui diffère de celle de leurs compatriotes des autres régions qui n’auront connu qu’une centralisation à outrance. De plus, la décentralisation telle que proposée dans la constitution du 18 janvier 1996 était davantage un moyen d’éviter le fédéralisme plutôt qu’une évolution souhaitée et réfléchie de l’administration du Cameroun par les citoyens.
Pourtant, la polarisation ethnique observée dans les centres urbains indique clairement que l’administration autochtone se ferait dans un esprit de favoritisme de ces derniers, au détriment de l’égalité de droits entre citoyens camerounais où même de l’efficacité. De nombreuses élites « autochtones » de Douala ou de Yaoundé vivent mal le fait que la composition des conseils municipaux reflète la démographie composite des villes.
Tel est clairement l’esprit de l’article 57.1 de la Constitution attribuant automatiquement la présidence du Conseil régional à une personnalité autochtone, enfermant de facto le choix des citoyens dans des considérations ethniques. Il est probable que les différences ethniques alignées sur les clivages partisans seront plus qu’exacerbées dans ce contexte, qu’une logique de partage des dépouilles l’emportera sur toute autre considération faute de culture politique adéquate.
Le postulat du fédéralisme et de la décentralisation dans le contexte camerounais est que le gouvernement au niveau local par un autochtone est en soi synonyme d’efficacité, si ce n’est de légitimité
Cependant, les risques posés par une évolution de la forme de l’État camerounais centralisé ne doit pas mener à sous-estimer ses mauvaises performances. Il convient cependant de faire la part des choses en constatant que c’est moins la centralisation en soi qui est la cause des maux actuels que son détournement à des fins qui sont rarement le bien public.
Que faire?
Introduire le concept d’efficacité dans la gouvernance à la camerounaise suppose d’en définir les objectifs. En conséquence, la première chose à faire est de repenser la mission de l’Etat au Cameroun. Les logiques de contrôle et de soumission sont clairement épuisées comme le démontrent la persistance de l’insurrection en région anglophone ou les impatiences populaires face aux morts scandaleuses survenues dans divers hôpitaux ; les coupures d’électricité mais également les résultats électoraux douteux.
Il est nécessaire de penser l’ordre public et la défense de l’intégrité territoriale hors des logiciels néocoloniaux de contrôle et de soumission qui ont mené le Cameroun dans son état actuel. Cet objectif régalien doit s’insérer dans une finalité plus globale de service aux citoyens camerounais : l’ordre public, la sécurité certes mais également l’éducation, la santé, la fourniture d’opportunités sociales et économiques aux citoyens.
Le second objectif d’un État camerounais rénové est de favoriser l’intégration nationale, tant d’un point de vue physique que normatif, chaque dimension s’appuyant sur l’autre. Parler d’intégration nationale suppose la mise sur pied outre un réel maillage administratif mais également un réel réseau d’infrastructures de transports. En ce qui concerne l’administration, il faudra clairement faire un bilan de la déconcentration des services de l’État, et rationaliser le partage de compétences entre les échelons sous-préfectoraux, préfectoraux et du gouverneur.
Troisièmement, repenser la décentralisation de manière réaliste. La cause principale de l’échec de la décentralisation au Cameroun est la réticence de l’administration centrale à déléguer des compétences et les ressources attenantes au niveau local. Cette méfiance est d’autant plus grande que les champs de compétences sont suffisamment vagues pour faire craindre l’émergence de mini-gouvernements locaux forcément rivaux.
Il est nécessaire de penser l’ordre public et la défense de l’intégrité territoriale hors des logiciels néocoloniaux de contrôle et de soumission qui ont mené le Cameroun dans son état actuel
Dès lors, plutôt que de laisser à penser que la décentralisation a vocation à créer des mini-Yaoundé dans les dix régions du Cameroun, il faut privilégier une approche incrémentale d’un nombre limité de champs de compétence afin que les nouvelles collectivités territoriales « se fassent la main ». En fonction des spécificités des régions, ces champs de compétences peuvent varier. Afin d’inciter les nouvelles autorités locales à la performance, il est souhaitable que les champs de compétences décentralisés les mettent en contact direct avec les populations: approvisionnement en eau, gestion des déchets ; énergies renouvelables en milieu rural ; organisation des marchés ; gestion des centres des dispensaires en zone rurales.
Ensuite, résorber le problème de la dégradation du service public suppose également d’en renforcer le contrôle par les citoyens. La tare principale de l’administration au Cameroun est l’absence combinée de réels contrepouvoirs et d’organes de contrôle citoyen. Le contrôle supérieur de l’État, situé à la présidence souffre d’une inféodation évidente au pouvoir politique qui ouvre la porte aux soupçons plus ou moins avérés d’instrumentalisation. Par ailleurs, cela nourrit l’illusion que l’administration qui se confond avec le pouvoir politique peut s’autocontrôler ou même réguler. À cela, il faut ajouter la focalisation sur le respect de la règle administrative, tandis qu’on met peu l’accent sur l’efficacité.
Dès lors, s’assurer de l’usage efficient et efficace des ressources de l’État doit reposer sur la représentation nationale. Elle doit être envisagée afin de placer la cour des comptes sous l’autorité du Parlement qui l’assistera dans la mission de contrôle de l’action du gouvernement conformément à l’article 14.2 de la Constitution. Cependant, cette mission de contrôle doit être encadrée de sorte qu’elle n’entrave pas le fonctionnement régulier des institutions. Il nous faut éviter l’écueil de passer d’une politisation par le haut du contrôle de l’administration à une politisation par le bas qui serait le fait de la représentation nationale.
Enfin, une piste à explorer est la reforme du mode de recrutement dans la haute fonction publique. D’une part, le recrutement par concours serait ouvert tous les deux dans tandis que le nombre d’admis (qui ne devra pas dépasser 50, soit 5 par région) serait déterminé sur la base d’une évaluation des besoins dans différentes administrations centrales et services déconcentrés. D’autre part, il faudrait instituer une filière de recrutement unique.
Il faudra fusionner l’École national d’administration et de magistrature (ENAM), l’Institut des relations internationales du Cameroun ainsi que l’Institut supérieur de management public. Le tronc commun serait constitué de droit public ; de management et de cours sur l’éthique. L’affectation se ferait sur le modèle de la “draft NBA” des Etats-Unis (National Basket Association), à savoir que les mieux classés seraient détachés dans les administrations identifiées comme étant le plus dans le besoin, où les admis(e)s détachés pour cinq ans au minimum avant de pouvoir demander une affectation dans d’autres administrations.
L’objectif de cette réforme est de changer l’état d’esprit dans la haute fonction publique où les régies financières ainsi que les postes de commandement récupèrent un nombre impressionnant de diplômés sans ce que cela soit fonction de réels besoins exprimés. La réforme du recrutement constituera les prémices d’une refonte de la gestion des ressources humains; afin de passer d’une gestion du personnel à celle de compétences en fonction des besoins.
En conclusion, le Cameroun est à un carrefour de son histoire politique et administrative. Résoudre les crises qui affectent le pays et le corps social suppose un diagnostic rigoureux qui va par-delà l’écume des choses. La crise de l’administration est au rang des maux structurels qui explique la situation dramatique dans laquelle se trouve le triangle national. Tant que cette crise ne sera pas réglée, le pays d’Ahidjo et d’Um Nyobe continuera de souffrir de différents maux qui sont les conséquences de ce dérèglement de l’État, quelle que soit sa forme.
Source photo : Le Point Afrique
Félicité Njilo est un analyste sur les questions africaines ayant travaillé dans un centre de recherche panafricain. Ses recherches portent sur les questions de gouvernance et de sécurité. Il prépare actuellement un essai sur la construction nationale au Cameroun.