Aitor Pérez
En octobre 2020, l’institut Royal Elcano, avec le soutien du ministère des Affaires étrangères et de la Coopération, et en collaboration avec l’Ambassade d’Espagne à Dakar et WATHI a organisé un webinaire sur les progrès du Sénégal en matière de réduction des inégalités de sexes.
À l’heure d’évaluer des stratégies alternatives pour que la coopération au développement puisse améliorer le bilan du Sénégal, deux options principales ont été débattues. La première consistait à réduire les inégalités dans tous les secteurs de la vie sociale, économique et politique, ainsi qu’à tous les niveaux de décision – y compris les plus élevés. La deuxième, suggérée par certains participants sénégalais, était a priori moins ambitieuse et se focalisait sur l’amélioration de l’autonomie économique des femmes. Il s’agissait ainsi d’un premier pas – moins conflictuel – vers la réduction des inégalités.
Le séminaire a conclu qu’indépendamment du succès escompté, la plupart des agences de développement se décanteraient certainement pour la première stratégie pour une question de principes.
L’un des usages politiques les plus communs que les institutions de coopération font de l’aide publique au développement est la promotion des principes démocratiques dans le monde. Les agences et banques de développement, tant celles à caractère bilatéral que multilatéral, conditionnent leurs financements au respect d’idées et de normes aspirant à façonner la politique des pays récepteurs.
Ce processus de diffusion d’idées se présente souvent comme un exercice planifié de concert par des démocraties libérales menées par les États-Unis (Williams 2019), mais il peut aussi être entendu comme un phénomène de diffusion de normes globales. C’est le cas du principe d’égalité entre genres, promu par les principaux bailleurs de fonds et les agences de coopération au développement (Engberg-Pedersen 2019). Cet engagement remonte précisément à l’organisation de la quatrième Conférence des Nations unies sur les femmes en 1995.
Le bilan de Beijing + 25
Tout comme le Sénégal, la plupart des États ont mesuré les progrès réalisés depuis la Conférence de Beijing sur la base de la Déclaration et au Programme d’action adoptés en 1995. Ce texte incluait une batterie d’indicateurs qui ont été révisés et comparés depuis dans des forums régionaux coordonnés par les institutions des Nations unies comme la CEPAL (Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes), la Commission économique pour l’Afrique, l’UNESCO (Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture) et La Commission économique pour l’Europe. Ces études ont ensuite été regroupées dans un rapport global émis par ONU Femmes. Le bilan final diffusé par ONU Femmes fait montre d’une grande variété de situations en fonction des secteurs analysés.
Bien que l’accès aux services publics de base tende à s’homogénéiser entre hommes et femmes, certaines inégalités persistent pourtant sur le plan économique et politique. L’écart entre les sexes sur le marché du travail mondial reste de 31% en termes d’emploi et de 13% au niveau salarial. Seulement 25% des patrons d’entreprises sont des femmes et, malgré le fait que 39% des femmes qui travaillent soient rattachées à la production agricole, seulement 14% des propriétaires terriens sont des femmes
La majeure partie des bonnes pratiques détectées en matière d’égalité des genres a été observée dans les secteurs de l’éducation et de la santé grâce aux avancées des pays en voie de développement par rapport à leur situation d’il y a 25 ans. En ce qui concerne l’éducation, la parité hommes-femmes a atteint la moyenne mondiale aussi bien en primaire que dans le secondaire. Au niveau de la santé, le principal succès de cette politique a été la réduction de près de 38% du taux de mortalité maternelle (ONU Femmes 2019).
Bien que l’accès aux services publics de base tende à s’homogénéiser entre hommes et femmes, certaines inégalités persistent pourtant sur le plan économique et politique. L’écart entre les sexes sur le marché du travail mondial reste de 31% en termes d’emploi et de 13% au niveau salarial. Seulement 25% des patrons d’entreprises sont des femmes et, malgré le fait que 39% des femmes qui travaillent soient rattachées à la production agricole, seulement 14% des propriétaires terriens sont des femmes. En politique, la situation reste similaire. On ne dénombre ainsi que 25% de parlementaires femmes dans le monde et seulement 14 gouvernements avec une composition paritaire comme c’est le cas en Espagne.
L’influence de l’aide internationale
Ces valeurs moyennes cachent pourtant des différences importantes entre pays qui ont fait l’objet d’une analyse statistique afin d’en identifier les causes. Une étude réalisée vingt ans après la Conférence de Beijing et quinze ans après l’adoption des Objectifs du millénaire pour le Développement s’est interrogée sur l’existence d’une corrélation entre l’aide officielle reçue par pays et par secteurs d’un côté, et la réduction des inégalités entre hommes et femmes de l’autre (Pickbourn and Ndikumana 2016).
Les résultats révèlent que les progrès enregistrés en matière de genres durant les années 2000 et 2015 sont principalement dus aux conditions de développement initiales depuis lesquelles partaient chaque État – indépendamment de l’aide extérieure reçue durant cette période. En d’autres termes, plus un pays était pauvre au vingtième siècle, plus difficile était la réduction générale et significative des discriminations entre sexes lors des années suivantes.
A contrario, certains progrès concrets dans les secteurs de la santé et de l’éducation ont été favorisés par le volume d’aide reçue, indépendamment de la situation socioéconomique du pays. C’est notamment le cas de la réduction de la mortalité maternelle et de l’alphabétisation des enfants. On peut donc conclure que l’aide au développement a influencé de façon significative les aspects les plus positifs du bilan de Beijing + 25.
La proposition de Beijing : la transversalisation et ses difficultés pratiques
La stratégie adoptée par l’aide internationale pour concrétiser les objectifs de la Déclaration et du Programme d’action de Beijing repose sur le concept de transversalisation du genre.
S’il est vrai que certaines aides sont exclusivement orientées vers les femmes, la transversalisation exige que chaque intervention – quel que soit son objectif – incorpore les différents besoins des hommes et des femmes à sa conception, mise en œuvre, suivi et évaluation. Bien que la stratégie de transversalisation ait été adoptée formellement par la quasi-totalité des agences de coopération, son application n’a pas été homogène. C’est peut-être pour cette raison que son influence n’a pas été la même en fonction des secteurs analysés.
La Système de notification des pays créanciers de l’Organisation pour la coopération et le développement économiques (OCDE) permet d’analyser les informations relatives à l’aide internationale. Cette base de données indique les interventions qui ont eu pour objet principal les droits des femmes et leur émancipation, celles qui ont transversalité l’égalité entre les genres en poursuivant un objectif distinct, et celles qui ont totalement ignoré cet aspect. Comme le montre le graphique 1, la transversalisation entre les genres n’affecte que 30% des aides, sans tendance à la hausse. Pour leur part, les projets spécifiquement destinés aux femmes n’atteignent que 5% et leur poids restent minimes.
Graphique 1. Aide publique au développement (APD) sensible au genre 2009-2018
Source: aides sensibles au genre (marqueurs 1 et 2) par rapport au total de l’aide officielle au développement analysée en perspective de genre (marqueurs 0, 1 et 2) disponible sur la base de données des aides SNPC (OCDE 2020).
Le degré de transversalisation de l’aide internationale varie en fonction du pays finançant les projets. L’Islande, la Suède et la Nouvelle Zélande sont les donateurs les plus zélés du Comité d’aide au développement de l’OCDE avec un niveau de transversalisation atteignant 80%, 71% et 60% respectivement. En queue de peloton se trouvent la Slovénie et la Corée du Sud avec 9% et la Pologne avec à peine 2%. L’Espagne et les institutions européennes se situent légèrement au-dessous de la moyenne avec un taux de 25%.
Il existe également des différences significatives entre agences du même pays. En Espagne par exemple, on a pu observer des différences atteignant les 100% durant les dix dernières années. Ainsi, le taux de transversalisation des aides provenant des régions espagnoles se situe en moyenne autour de 63%, avec des valeurs frôlant les 90% en Castille-La Manche, Pays basque, Navarre et Andalousie.
En revanche, cette dimension ne dépasse pas les 50% au sein des programmes impulsés par l’administration centrale à travers l’Agence espagnole pour la coopération internationale au développement, le ministère de l’Éducation et le ministère de la Santé. À cela il faut ajouter que la transversalisation est tout bonnement inexistante dans bon nombre de projets ministériels, comme ceux du ministère de l’Économie et de la Compétitivité dont le budget en matière d’aide internationale est loin d’être négligeable.
Les différences entre secteurs ne sont pas si marquées, même si elles restent bel et bien visibles. Les secteurs où la parité a le plus avancé (éducation et santé) sont précisément ceux où le pourcentage de transversalisation est le plus élevé (58% et 48%, respectivement). Cette situation contraste avec l’aide aux services et infrastructures économiques et l’aide au secteur public dont l’orientation de genres est beaucoup plus limitée (18% et 17%, respectivement).
Graphique 2. La transversalisation du genre par secteurs d’aide
Source: aides sensibles au genre (marqueurs 1 et 2) par rapport au total de l’aide officielle au développement analysée en perspective de genre (marqueurs 0, 1 et 2) disponible sur la base de données des aides SNPC (OCDE 2020).
La transversalisation de l’égalité hommes-femmes au sein de l’aide internationale, et plus généralement des politiques publiques, n’est pas chose aisée. De nombreuses évaluations et recherches qualitatives coïncident sur le fait que, malgré le discours volontariste de l’immense majorité des agences de développement, la transversalisation a tendance à s’estomper au niveau opérationnel. Cet échec récurrent est précisément dû au manque de concrétion de ces discours (Mehra et Rao Gupta 2006; Moser et Moser 2005; True 2003). Il existe donc un déficit de propositions tangibles permettant d’introduire l’égalité des sexes au sein des politiques économique, politique et sociale promues par l’aide au développement.
Pour pallier cette carence qui caractérise nombre de politiques d’aide internationale, il n’est pas rare d’observer l’introduction de quotas de genre, de façon à ce que toutes les activités d’un projet de développement incluent un nombre identique d’hommes et de femmes. Mais il ne s’agit là que d’une approche superficielle. La parité mathématique n’est pas suffisante. L’introduction d’une perspective de genre suppose d’établir des objectifs et des indicateurs clairs, d’élaborer une analyse continue basée sur des données précises par sexe, de réaliser des propositions innovantes et – selon les conclusions des évaluateurs – d’améliorer ou/et de renforcer ces mesures.
Les objectifs concrets portant sur l’égalité de genre en matière d’éducation et de santé ont été diffusés au sein de l’ensemble du système de coopération grâce aux Objectifs du millénaire pour le développement. Ces derniers ont donné une impulsion politique et financière à ces deux secteurs en mobilisant l’ensemble de leurs acteurs au sein d’un cadre d’action commun.
Comme l’a signalé la littérature académique sur le lien entre genre et développement, la mobilisation de ces ressources a facilité la mise en œuvre d’une dynamique d’innovation et d’évaluation (Grown, Addison et Tarp 2016). En matière d’éducation par exemple, les évaluations ont démontré que les bourses et les transferts financiers favorisaient l’amélioration des indicateurs de parité dans l’éducation secondaire à travers une batterie de mesures touchant le transport, les internats, la sensibilisation du corps professoral et la participation communautaire. Dans le secteur de la santé, il a été démontré que l’intégration des systèmes sanitaires et la formation communautaire avaient favorisé la baisse de la mortalité maternelle.
Dans d’autres secteurs, ces dynamiques se sont vues tronquées. Sur le marché du travail par exemple, l’Agenda du millénaire n’abordait ces thématiques que de façon superficielle et sans réelle capacité d’influence. En matière d’environnement, l’Agenda se limitait à la gestion de l’eau et de l’assainissement, sans référence aucune aux indicateurs de genre. L’actuel Programme de développement durable a dépassé ces contradictions. Ses objectifs couvrent un grand nombre d’aspects de la vie sociale, économique et politique qui incluent désormais des indicateurs sensibles au genre.
Conclusions
Les objectifs globaux en matière d’égalité des sexes ont seulement été atteints dans les secteurs de la santé et de l’éducation grâce aux progrès réalisés par les pays en voie de développement et sous l’influence positive de l’aide internationale. Pour preuve, les résultats de l’aide au développement publiés par l’OCDE montrent que la transversalisation des thématiques liées au genre est beaucoup plus élevée dans ces secteurs et qu’il existe une marge d’amélioration significative par ailleurs.
Pour pouvoir contribuer efficacement à la réduction des inégalités en termes d’emploi, de salaire, d’accès à la décision ou à la propriété, la coopération au développement devrait favoriser la transversalisation dans des secteurs clefs comme les services, les infrastructures ou l’économie.
De la même façon, il n’est pas absurde de penser que la politique de transversalisation pourrait également être introduite au sein des programmes de gestion de la dette publique et de transferts budgétaires afin de favoriser la présence des femmes au sein de la fonction publique.
Afin de remédier à cette situation, les agences de coopération ne devraient plus se contenter de vains discours sur l’égalité et la transversalisation du genre, et devraient au contraire favoriser une approche concrète secteur par secteur. L’Agenda du développement durable, à travers ses objectifs globaux et ses indicateurs sensibles au genre constitue un grand pas dans cette direction.
Crédit photo : realinstitutoelcano.org
Aitor Perez est chercheur associé de l’Institut royal Elcano et évaluateur de projets de développement. Vous pouvez retrouver la version originale de cet article en espagnol ici.