Auteurs : Jérôme Vignon, Corinne Balleix, Jean-Louis De Brouwer, Giulio Di Blasi, Yves Pascouau, Lucas Rasche, Alain Régnier, Henk Van Goethem
L’Institut Jacques Delors est un think tank européen fondé par Jacques Delors en 1996 (sous le nom de Notre Europe), à la fin de sa présidence de la Commission européenne. Son objectif est de produire des analyses et des propositions destinées aux décideurs européens et aux citoyens, ainsi que de contribuer aux débats relatifs à l’Union européenne.
Date de publication : 15 novembre 2021
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Site de l’organisation : Institut Jacques Delors
Le prochain sommet Union Européenne (UE)-Union africaine (UA) est prévu les 17 et 18 février 2022 et le principal enjeu est de réinventer la relation entre les deux continents. Emmanuel Macron qui assure depuis le 1er janvier la présidence française de l’UE pour six mois parle de « New Deal » pour refonder une « relation un peu fatiguée ».
Le 19 décembre 2021, un sommet de préparation a été organisé en Belgique réunissant 82 nations. Cette rencontre a permis de voir que la refondation de cette relation passera par la prise en compte de certaines questions comme le développement social et humain, la santé, l’éducation, la transition verte et l’accès à l’énergie durable, la transformation numérique et la création d’emplois.
Parmi ces grandes préoccupations, la question migratoire sera un des sujets incontournables de ce sommet. Sachant que l’accord politique est loin d’être atteint dans la négociation sur le Pacte européen sur la migration et l’asile malgré les avancées techniques, la France souhaite profiter de ce mandat pour porter une réforme de l’espace Schengen face aux crises migratoires, en passant par la mise en place d’un pilotage politique de la zone de libre-échange. WATHI a choisi ce rapport parce que les migrations demeurent une question incontournable dans la redéfinition des rapports entre les deux continents et que ce document livre un diagnostic précis et non complaisant de la politique européenne sur les migrations, l’asile, la mobilité et l’intégration, assorti de propositions constructives.
Les auteurs estiment que «les désaccords persistants sur le cœur de la négociation du Pacte sur la migration et l’asile, les dérives dans l’application du droit existant de l’asile, l’affaiblissement de la confiance entre les États membres pour l’exercice de la libre circulation dans l’espace Schengen… expriment tous un conflit profond de valeurs qui tend à opposer le besoin de sécurité des citoyens européens aux idéaux sur lesquels se fonde leur appartenance à l’Union européenne. ». Si le besoin de sécurité est légitime, les auteurs estiment que « sa survalorisation au gré des pressions populistes affaiblit les aspirations non moins légitimes à la solidarité entre les États membres comme avec les personnes étrangères en demande de protection ».
Ce document propose un état des lieux sur la politique européenne de l’asile, des migrations et de la mobilité. Malgré les efforts consentis, on note encore un affaiblissement des droits d’accès à l’asile ou des droits liés au bénéfice d’une protection. Des sommes importantes sont injectées mais les conditions d’accueil et les délais d’attente sont incompatibles avec le respect des droits fondamentaux. Il y a aussi un manque de clarté dans la coopération avec les pays de transit.
La politique consistant à mieux encadrer la question migratoire ne devrait pas être l’apanage des pays d’accueil, mais on devrait aussi insister sur la responsabilité des pays d’origine des migrants. Les pays d’Afrique de l’Ouest devraient améliorer leurs politiques d’employabilité car 70% des immigrés se déplacent pour des raisons économiques. De plus, ces États font face à l’urgence d’avoir une réponse durable aux multiples formes d’insécurité, aux violences, aux crises de la gouvernance dans la région, car le second groupe de migrants est constitué de déplacés forcés en quête de sécurité.
Les pays de la région WATHI devraient aussi consentir des efforts allant dans le sens de mettre en œuvre les textes rédigés dans la volonté d’avoir une stratégie africaine de la migration. Parmi eux, on peut citer la Convention sur la protection et l’assistance aux personnes déplacées en Afrique dite « Convention de Kampala ».
Les extraits proviennent des pages : 11-16, 20-30 ; 34-40
Introduction
Des pistes pour doter l’Europe d’une politique migratoire et d’asile digne de ses valeurs
Depuis l’afflux exceptionnel des années 2015/2016, les arrivées irrégulières ont notablement décru ; le nombre de protections accordées à des personnes en demande d’asile est demeuré grosso modo compatible avec des capacités d’accueil et d’intégration sensiblement accrues ; le nombre des personnes d’origine étrangère qui accèdent à une nationalité de l’Union demeure élevé et le nombre des personnes d’origine extra-européenne ayant reçu une autorisation de séjour pour travailler s’est accru depuis 2016. Trois constats factuels obligent cependant à s’interroger sur la direction que prend le Régime d’asile européen commun.
Le premier de ces faits tient à l’état de la négociation sur le Pacte européen sur la migration et l’asile. Cette initiative majeure de la Commission présidée par Ursula von der Leyen a pour ambition de résoudre la tension entre « responsabilité» des pays de première entrée et «solidarité» de la part des pays en seconde ligne pour partager avec les premiers la charge de l’accueil des personnes en quête d’une protection arrivées sur le sol européen.
Malgré l’importance des fonds consacrés par l’Union à améliorer les conditions de réception et d’application des procédures d’accès à l’asile, les délais d’attente restent dans certains pays, comme la Grèce, incompatibles avec la protection des droits fondamentaux. D’autres lieux emblématiques de situations irrégulières persistent en sorte que se forment des lieux permanents de grave précarité et de non-droit.
Et pourtant, nos sociétés ne fonctionneraient pas sans les migrants et les réfugiés. Notre système de santé ne fonctionnerait pas sans l’apport de professionnels de santé étrangers. Dans de nombreux petits hôpitaux, le maintien des services d’urgence est dépendant de l’accueil de médecins réfugiés. C’est ce paradoxe qui peut tourner nos regards vers l’avenir
Le troisième élément de constat porte sur la fragilité de la gouvernance de l’espace Schengen de libre circulation rendue manifeste par la crise sanitaire au long des années 2020 à 2021. Celle-ci s’est traduite par des différences sans doute inévitables de situation et d’évaluation entre les États membres. Elles ont conduit à de très nombreux recours à la restauration de contrôles aux frontières intérieures et, dans certains cas, à la fermeture pure et simple.
Sécuriser les échanges migratoires, c’est aussi ordonner intelligemment les flux d’immigration légale afin de dissuader l’immigration irrégulière. Pour aménager de façon efficace les voies d’une immigration légale vers l’Union européenne, considérée comme un espace unique et non comme une collection d’États. Il faut faire «un pas de côté» en considérant l’immigration légale pas seulement du point de vue des besoins des pays d’accueil, mais aussi de celui des attentes des pays d’origine. On pourrait revenir alors sur le projet un temps envisagé d’un visa de travail unique qui pourrait être accordé à des demandeurs situés à l’extérieur de l’Union pour le temps limité d’une recherche d’emploi, sous réserve de respecter des conditions minimales.
L’accueil des réfugiés dans nos pays développés, une utopie désormais ?
Ces dix dernières années, la France a accueilli près de 400 000 personnes au titre de la protection internationale, ce que nous appelons des réfugiés. Ce nombre est certes conséquent, mais reste bien en deçà de ceux recensés dans les pays limitrophes de ceux qui sont à l’origine des flux de réfugiés : 3,7 millions de réfugiés syriens en Turquie par exemple ou 1,4 millions de réfugiés afghans au Pakistan. Rappelons que ce sont les pays en voie de développement qui portent le poids le plus lourd : ainsi, 86 % des réfugiés vivent dans ces pays.
La frontière est une construction récente dans l’histoire des Nations. Elle tend à devenir infranchissable. Depuis l’an 2000, nous avons construit plus de 20 000 kilomètres de murs à travers le monde et plus de 270 millions d’hommes, de femmes et d’enfants ont dû fuir leur pays. 90 % de ces migrations sont régionales et près de 40 % sont du Sud vers le Sud.
Bien que les pays développés n’accueillent que quelques pour cents de ces mouvements migratoires, les frontières se referment, le droit international et le multilatéralisme issus de la Deuxième guerre mondiale sont remis en cause. Le droit n’est plus un cadre, il devient contingent et instable.
Ainsi, le Pacte mondial adopté le 17 décembre 2018 par les Nations Unies a-t-il été rejeté par une vingtaine d’États, dont les deux tiers font partie du continent européen. Ce Pacte pose le caractère durable des migrations humaines et a l’ambition de les organiser.
Et pourtant, nos sociétés ne fonctionneraient pas sans les migrants et les réfugiés. Notre système de santé ne fonctionnerait pas sans l’apport de professionnels de santé étrangers. Dans de nombreux petits hôpitaux, le maintien des services d’urgence est dépendant de l’accueil de médecins réfugiés. C’est ce paradoxe qui peut tourner nos regards vers l’avenir.
L’engagement des villes et des territoires
Ces dernières décennies sont marquées par l’émergence de mégapoles puissantes au niveau planétaire. Ces mégapoles doivent relever des défis considérables dans tous les domaines, mais notamment en termes de logement durable car elles concentrent les plus grands bidonvilles de la planète. On estime qu’un milliard de personnes vivent dans ces lieux périphériques où la densité peut atteindre 20 fois ce qu’elle est à Paris. La population de ces méga-bidonvilles est jeune et souvent étrangère, venue de l’intérieur du pays mais aussi composée de migrants venus chercher un avenir. Bien évidemment la question de la sécurité sanitaire est récurrente, encore plus en période de pandémie.
Ces dix dernières années, la France a accueilli près de 400 000 personnes au titre de la protection internationale, ce que nous appelons des réfugiés. Ce nombre est certes conséquent, mais reste bien en deçà de ceux recensés dans les pays limitrophes de ceux qui sont à l’origine des flux de réfugiés : 3,7 millions de réfugiés syriens en Turquie par exemple ou 1,4 millions de réfugiés afghans au Pakistan. Rappelons que ce sont les pays en voie de développement qui portent le poids le plus lourd : ainsi, 86 % des réfugiés vivent dans ces pays
Bien qu’à une échelle non comparable à celle des mégapoles, les grandes villes européennes sont confrontées à la question du sans-abrisme, aux squats et à la réapparition de bidonvilles. Ainsi à Paris, plus de 3 000 sans-abris ont été recensés début 2021.
Les associations et les initiatives citoyennes
Enfin, la société civile est très présente aux côtés des personnes réfugiées. Les associations se différencient principalement selon leur lien à l’État : certaines font le choix d’une totale indépendance à des fins de plaidoyer quand d’autres sont des partenaires de l’État, voire disposent d’une délégation de service public, pour la gestion de Centres d’accueil pour demandeurs d’asile, les services de premier accueil, les dispositifs d’intégration, etc. Ces dernières peinent parfois à trouver leur place dans le débat public, contraintes dans ce rôle par leur statut d’opérateur de l’État.
De nouvelles formes d’engagement citoyen ont émergé ces dernières années, sans nécessaire formalisation dans la création d’une association sous la loi de 1901, au moins au début du projet. Ce nouveau pouvoir citoyen ne veut pas être encadré. Il reflète les nouveaux modes d’action des jeunes générations, largement appuyées sur les réseaux sociaux et sur la variété de compétences mixtes bénévoles et professionnelles, motivées aussi par la simple joie de la rencontre avec des cultures différentes.
Ces nouvelles initiatives citoyennes se déploient au moins à deux échelles, dans la proximité et dans l’universalisme. En proximité, il s’agit de faire vivre une fraternité d’entourage envers les sans-abris, les migrants et les personnes défavorisées au sens large du terme.
Investir dans les compétences des personnes réfugiées
Le quinquennat présidentiel d’Emmanuel Macron a également permis le déploie- ment du Plan d’investissement dans les compétences (PIC), grand programme d’accompagnement des salariés et demandeurs d’emploi dans la valorisation et le développement de leurs compétences professionnelles. Une enveloppe dédiée a été consacrée à l’accompagnement des bénéficiaires d’une protection internationale, pour lesquels certains freins spécifiques (pratique du français, accès à un logement stable, compréhension des codes culturels de l’entreprise…) nécessitent une ingénierie particulière.
Les Universités
Les universités se sont mobilisées dès 2015 pour permettre à des étudiants en demande de protection de reprendre leurs études. Cette initiative a abouti à la création du réseau MEnS («Migrants de l’Enseignement Supérieur»), désormais constitué en association, et regroupant une quarantaine d’établissements d’enseignement supérieur en France. Ces établissements proposent aux étudiants en exil des diplômes universitaires «passerelles» composés de cours de Français, d’ateliers culturels, de sessions d’information et d’orientation et d’ateliers de pratique sportives.
En parallèle, le programme PAUSE (Programme national d’aide à l’Accueil en Urgence des Scientifiques et artistes en Exil) permet d’accueillir des chercheurs en exil dans un laboratoire de recherche ou une école d’art pendant une à deux années (trois pour les doctorants) en France. Ces scientifiques et artistes peuvent ainsi poursuivre leurs travaux et préparer leur parcours professionnel.
Transformer l’essai d’une politique de l’intégration rénovée
La stabilité des flux migratoires que l’on constate actuellement ainsi que la part très faible de réfugiés accueillis dans les États membres de l’UE en comparaison avec les pays en développement nous invitent en effet à saisir la balle au bond pour mettre à jour notre politique d’intégration européenne.
Les initiatives locales menées dans plusieurs collectivités de l’UE nous encouragent sur cette voie. On peut citer à cet égard les mesures adoptées depuis 2015 par la ville-État de Hambourg, qui a, d’une part, créé une «Unité centrale de coordination pour les réfugiés» afin d’accélérer les procédures d’octroi de logements décents aux réfugiés et, d’autre part, associé les citoyens à plusieurs étapes de la conception des politiques locales en matière d’intégration.
Le développement de telles initiatives à l’échelle européenne est un objectif que les institutions de l’UE, avec le concours des États membres, doivent poursuivre, à la fois dans un souci de protection des droits fondamentaux des réfugiés et d’adaptation des populations locales à l’arrivée de nouvelles personnes aux besoins spécifiques.
Parmi les politiques européennes, la politique migratoire relève bien de celles qui gagneraient à être appréhendées différemment, avec un autre point de vue. Depuis une vingtaine d’année, les États européens ont développé une politique d’immigration déséquilibrée privilégiant les actions de contrôles aux frontières et de lutte contre l’immigration irrégulière au détriment d’une politique d’immigration légale portant sur l’admission et le séjour des ressortissants de pays tiers. Cette tendance s’est renforcée avec la crise migratoire de 2015 où les considérations relatives à l’immigration légale ont été toujours plus évasives et les propositions sur les contrôles des personnes et des frontières toujours plus fortes.
Dans un premier temps, il s’agit de regarder l’immigration légale non pas de l’intérieur mais depuis l’extérieur de l’espace européen. De prendre la position d’un candidat à la migration de travail pour comprendre que les États européens gagneraient à constituer un bloc homogène juridiquement plutôt qu’un ensemble composite où s’appliquent autant de règles qu’il existe d’États. La définition d’un socle de règles communes en matière d’admission et de séjour en vue de l’exercice d’une activité économique apparaît alors un horizon possible si ce n’est souhaitable.
Parmi les politiques européennes, la politique migratoire relève bien de celles qui gagneraient à être appréhendées différemment, avec un autre point de vue. Depuis une vingtaine d’année, les États européens ont développé une politique d’immigration déséquilibrée privilégiant les actions de contrôles aux frontières et de lutte contre l’immigration irrégulière au détriment d’une politique d’immigration légale portant sur l’admission et le séjour des ressortissants de pays tiers
Dans un second temps, il s’agit de prendre un peu de hauteur et de considérer notre histoire commune, nos acquis, en interrogeant nos représentations tout autant que nos réalisations. Fondé sur l’expérience acquise en matière de liberté de circulation et la prise en compte des développements contemporains de gestion des frontières, cette approche invite alors à proposer la création d’un visa pour la recherche d’un emploi au bénéfice des ressortissants de pays tiers.
Source photo : The New Humanitarian