Marchés céréaliers ouest-africains : Vers une dépendance croissante aux importations ou une souveraineté alimentaire régionale
Auteur (s) :
Roger Blein, Consultant, Bureau Issala
Bio Goura Soulé, Agroéconomiste, Laboratoire d’analyse régionale et d’expertise sociale (LARES), Bénin
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Des marchés tirés par la demande
1980 – 2010 : les producteurs ont répondu à la croissance de la demande
Sous l’effet de la croissance démographique et de l’amélioration des apports caloriques par habitant, la demande régionale de céréales est passée de 21,7 millions de tonnes au début des années quatre-vingt à plus de 70 millions de tonnes à la fin des années deux mille. Cette consommation inclut toutes les formes de valorisation : alimentation humaine, transformation par les industries brassicoles, production artisanale de bière, productions artisanales et industrielles d’aliments du bétail, etc.
Un décalage croissant entre la structure de la demande et celle de l’offre
L’évolution de la consommation est néanmoins en déphasage avec la production :
- La production régionale de blé reste très faible, alors que la consommation s’accroît sous le double effet de la croissance démographique et de l’urbanisation, avec le développement de la consommation de pain et des pâtes alimentaires.
- La part du riz dans les régimes alimentaires s’est elle aussi nettement accentuée. La régularité de la qualité, la relative stabilité des prix mondiaux et la rapidité de préparation constituent les principaux facteurs favorables à la pénétration du riz, de diverses qualités, dans les régimes alimentaires en milieux urbain comme rural.
Des producteurs très insérés dans les marchés
Selon une idée couramment véhiculée, les producteurs ouest-africains cultiveraient des céréales essentiellement à des fins d’autoconsommation, c’est-à-dire pour couvrir leurs besoins alimentaires familiaux. Sur la base de travaux anciens, les experts estimaient que seuls 15 % des céréales produites étaient mis en marché. Mais des analyses récentes, appuyées sur des enquêtes concernant la consommation des ménages, ont prouvé l’importance du marché dans l’approvisionnement alimentaire des ménages 5. Les ménages urbains doivent certes faire leurs achats sur les marchés, mais les ménages ruraux sont eux aussi concernés : leur approvisionnement provient au minimum à 50 % du marché et le pourcentage peut dépasser les 85 % dans certains pays. Or, dans les pays sahéliens, les céréales représentent de 58 à 66 % des dépenses alimentaires des ménages. On peut dès lors estimer que le marché régional céréalier porte au minimum sur un volume de 30 à 40 millions de tonnes, soit au moins la moitié de la production régionale.
Analyser le rapport des producteurs au marché est complexe car les situations sont très disparates selon les zones de production, les catégories d’exploitations et le type de céréales. Il convient d’emblée de noter que la production repose intégralement sur l’exploitation familiale. Les entreprises agro-industrielles ne sont, pour l’heure, que très marginalement investies dans les productions vivrières, hormis quelques exceptions au Nigeria et dans certains bassins rizicoles avec maîtrise complète de l’eau.
La situation dans les régions faiblement arrosées
Dans les zones faiblement arrosées, où la pluviométrie est inférieure à 600 mm par an, les céréales cultivées sont principalement le mil, le sorgho et le fonio. Les « re-semis » y sont fréquents et les rendements faibles et aléatoires, de 0,4 à 0,8 tonne à l’hectare. Les producteurs visent l’autoconsommation, mais ils se retrouvent souvent déficitaires nets et recourent aux marchés dans deux situations généralement combinées :
- En premier lieu, ils doivent acheter sur le marché les céréales qui leur font défaut pour couvrir les besoins alimentaires familiaux, sachant que les céréales traditionnelles constituent la base de leur alimentation.
- En deuxième lieu et même s’ils produisent des quantités souvent inférieures aux besoins familiaux, ils se positionnent fréquemment comme vendeurs, notamment à la récolte, car le ménage a besoin de trésorerie pour couvrir ses dépenses et ne dispose pas d’un système de stockage performant. Autrement dit, la famille est contrainte d’accentuer son déficit céréalier en vendant des grains à une période où les prix sont généralement défavorables du fait de l’abondance de l’offre et doit tenter de le combler en s’approvisionnant sur les marchés lorsque les prix sont très élevés.
La situation dans les régions mieux arrosées
Dans les régions mieux arrosées du sud des pays sahéliens et du nord des pays côtiers du golfe de Guinée, la problématique est différente. Les systèmes de production sont plus diversifiés et les agriculteurs sont plus ou moins parvenus à intégrer l’élevage dans leurs systèmes d’exploitation. Face à la croissance de la demande céréalière et à la crise cotonnière, les céréales ont été progressivement développées comme une culture de rente à vocation commerciale.
Mais, là encore, il faut analyser l’insertion des producteurs sur les marchés en considérant la diversité des structures et des tailles d’exploitations, de la qualité des terres, de la disponibilité d’une main d’œuvre familiale et salariée et de leur degré de mécanisation. Dans ces bassins de production, cohabitent le maïs et les céréales traditionnelles – mil et sorgho. Le maïs a pris une place considérable dans les assolements et concentré les efforts d’intensification en raison de sa réponse aux intrants et des efforts d’amélioration variétale. Il a même, pour partie, profité des engrais fournis dans le cadre de l’organisation de la filière coton (crédit garanti par la commercialisation des graines) à la faveur de la crise des prix du coton. C’est aussi une céréale qui, cultivée en rotation avec le coton, valorise particulièrement bien les arrière-effets des amendements apportés sur ce dernier.
Les bassins d’échanges céréaliers
Le commerce des céréales en Afrique de l’Ouest est structuré autour de quelques sous-espaces d’échanges, au sein desquels s’opèrent des complémentarités entre zones de production et bassins de consommation. Les céréales figurent, avec le bétail, parmi les principaux produits agricoles échangés dans la région, sachant que ces derniers fondent l’essentiel de l’intégration par le commerce des produits régionaux 10. Le volume des transactions reste toutefois mal connu pour deux raisons : le caractère informel des échanges et les principes de libre circulation des produits du cru.
Cinq sous-espaces marchands céréaliers en Afrique de l’Ouest
- Le sous-espace Est inclut le nord du Nigeria, le nord du Bénin et le Niger. Il est relié au nord du Cameroun et au Tchad, en Afrique centrale. Il constitue la plus importante zone de transaction de céréales en Afrique de l’Ouest et du centre. Le mil et le sorgho, ainsi que le maïs et le riz importé y circulent. Le Nigeria est le principal fournisseur à partir de sa « ceinture moyenne ».
- Le sous-espace Centre englobe le Ghana, la Côte d’Ivoire, le Togo, le Burkina Faso et l’ouest du Niger. C’est la zone par excellence de transaction du maïs, pour la consommation tant humaine qu’animale, notamment la volaille. L’essor de la production au Burkina Faso et au Mali durant ces quinze dernières années rend instable la direction des flux, même si le Niger demeure l’un des principaux débouchés.
- Le sous-espace Ouest comprend le sud-ouest du Mali, considéré comme le grenier sous‑régional, le Sénégal, la Mauritanie, la Guinée, la Guinée-Bissau, la Gambie et la Sierra Leone. En plus du mil et du sorgho malien qui approvisionnent le Sénégal et la Mauritanie, ce sous-espace enregistre aussi des transactions de riz local (en petites quantités) et des réexportations de riz importé, alimentées par les changements fréquents des politiques commerciales de la Gambie et du Sénégal.
- Le corridor sahélien implique le nord du Nigeria, le Niger, le Burkina Faso et le Mali. Il constitue le sous-espace où circulent le plus le mil et le sorgho. Le Niger constitue le principal vecteur de ce sous-espace qui, certaines années, peut être segmenté en deux compartiments : Burkina – Mali et Niger – Nigeria.
- Le corridor côtier implique le sud des quatre pays de la zone de « co-prospérité » (Nigeria, Bénin, Togo, Ghana) et de la Côte d’Ivoire. Deux produits y circulent : le maïs jaune pour l’alimentation de la volaille et, surtout, du riz de réexportation venant principalement du Bénin et destiné au Nigeria.
Le rôle majeur des marchés internationaux en termes d’ajustement du marché régional
Toutes céréales confondues, les importations atteignent actuellement 13 à 15 millions de tonnes. Entre les années 2005 – 2006 et les années 2009 – 2010, la facture du riz et du blé importés est passée de 1,46 à 2,46 milliards de dollars, après un pic à près de 3 milliards de dollars en 2008. Les marchés internationaux jouent, sur deux plans, un rôle majeur en termes d’ajustement du marché régional.
Sur le plan quantitatif, les importations permettent de combler le déficit d’offre par rapport à la demande régionale globale. Dans le contexte de forte variabilité des productions nationales induites par les aléas climatiques, le marché international assure un rôle de régulation. Les organisations de producteurs ont longtemps dénoncé l’impact négatif des importations à bas prix sur les marchés régionaux, mais il faut reconnaître qu’elles ont contribué à réduire la volatilité des prix internes, en évitant les pénuries et les ruptures d’approvisionnement.
La connexion aux marchés mondiaux permet aussi de gérer le décalage entre la composition de l’offre régionale et la structure de la demande. Le recours aux importations permet ainsi de satisfaire la propension croissante des consommateurs à consommer du blé et du riz.
2010 – 2030 : de nouvelles ruptures à l’horizon
Depuis 2008, les marchés internationaux sont entrés dans une nouvelle phase qui va impacter fortement les conditions de l’approvisionnement céréalier des ménages ouest-africains. Celle-ci présente deux caractéristiques que la plupart des analystes considèrent comme devant perdurer : une plus grande volatilité des prix et une tendance haussière. Elles résultent de la combinaison de plusieurs facteurs : la croissance démographique globale, les impacts du changement climatique et de l’épuisement des réserves de productivité des grands producteurs – exportateurs mondiaux, les concurrences entre les usages des terres et des produits agricoles, avec la montée en puissance des utilisations non-alimentaires, en particulier énergétiques. La région dispose encore d’un potentiel important d’accroissement de son offre. Ce réservoir est lié aux terres disponibles, même s’il s’agit désormais d’une voie assez étroite. Les terres arables encore non exploitées ne sont en effet pas suffisantes pour fonder un nouveau doublement de la production, sur le modèle extensif traditionnel de croissance. De plus, cette option amplifierait les conflits d’usage sur les ressources : d’une part, en raison de l’extension des terres cultivées dans les zones agro-pastorales qu’elle entraînerait et, d’autre part, en réduisant drastiquement les espaces de parcours dans le nord des pays côtiers, des espaces qui constituent des zones d’accueil pour les pasteurs transhumants des pays sahéliens. Par conséquent, le potentiel d’accroissement des productions repose sur l’augmentation des rendements et de la productivité. Et c’est avec le riz, le maïs et, dans une moindre mesure, le sorgho que le potentiel de croissance de la production est le plus significatif.
La gestion de la volatilité des prix : l’enjeu majeur des prochaines années
À première vue, l’évolution de la demande semble porteuse pour inciter les producteurs à intensifier leur production. Mais une analyse en termes qualitatifs montre que l’enjeu dépasse le seul accroissement des volumes. Compte tenu de l’évolution des modes de vie, notamment en milieu urbain, ainsi que des modes de consommation (montée en puissance des supermarchés et de la restauration collective), les consommateurs ont besoin de produits transformés, faciles à cuisiner, de qualité garantie et régulière, le tout à des prix acceptables. Dans ces conditions, l’organisation, le fonctionnement et la compétitivité de l’ensemble de la filière sont interpellés. Or, au-delà des problèmes de productivité agricole, le maillon de la transformation est aujourd’hui relativement défaillant. Sur le plan industriel, seuls l’industrie brassicole et les moulins disposent d’une capacité important de transformation. La production de produits céréaliers transformés locaux relève du secteur artisanal : elle est essentiellement aux mains des femmes organisées en « entreprises individuelles », en groupements ou en groupements d’intérêt économique (GIE). Des efforts considérables doivent être accomplis pour améliorer la qualité de l’offre : formations techniques et en gestion, accès et qualité des équipements, transferts de technologie, financement, conditionnement, contrôle qualité, etc.
Le deuxième enjeu concerne la question des prix. Les marchés régionaux connaissent une très forte instabilité.
Les scénarios d’avenir : dépendance croissante ou souveraineté alimentaire régionale ?
La région ouest-africaine dispose de deux points d’appui importants pour asseoir le développement de son secteur céréalier :
- Une forte dynamique de la demande alimentaire : croissances démographique et économique, émergence d’une classe moyenne.
- Une politique agricole qui affiche clairement des ambitions de souveraineté alimentaire régionale et de réduction de sa dépendance à l’égard des importations provenant du reste du monde.
Pour autant, cela sera-t-il suffisant pour fonder une transformation durable de son agriculture et relever le défi alimentaire ?
Le choix du modèle de développement est crucial pour l’Afrique de l’Ouest. Même si la tentation est forte, on ne peut comparer sa situation actuelle avec la période des lois d’orientation agricole dans la France des années soixante ! Compte tenu de ses perspectives démographiques, l’Afrique de l’Ouest doit inventer une transition agricole originale : moderniser l’agriculture, accroître sa productivité, mais avec un très fort contenu en emplois! Elle ne peut développer son agriculture en organisant un transfert massif de la main-d’œuvre agricole vers d’autres secteurs (industrie ou services) ou vers l’économie informelle ou de subsistance. La sécurité alimentaire de la région est en effet tout autant une question d’accès à l’alimentation pour les populations qu’une question de disponibilités agricoles. Tous les producteurs agricoles ne trouveront pas dans la modernisation de leurs exploitations la voie pour améliorer leurs revenus et sortir de la trappe de pauvreté, en raison notamment des trop faibles surfaces dont ils disposent. Les politiques publiques ont l’obligation d’imaginer un modèle de modernisation fondé sur les exploitations familiales. La structuration de l’amont et de l’aval de la production constitue aussi un défi majeur, tant au regard de la capacité de ces secteurs à capter une partie de la main-d’œuvre dans des activités rurales non agricoles, que pour construire des filières compétitives et fonder la souveraineté alimentaire de l’Afrique de l’Ouest.
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