Partie II: Les axes de la réforme institutionnelle
Les auteurs
L’International Crisis Group est une organisation non gouvernementale indépendante à but non lucratif présente sur les cinq continents. Elle élabore des analyses de terrain et fait du plaidoyer auprès des dirigeants dans un but de prévention et de résolution des conflits armés.
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Conflits armés, coups d’Etat, crises politiques, terrorisme et trafics en tout genre ont déstabilisé des pays de l’Afrique de l’Ouest ces dernières années. La Côte d’Ivoire a connu une crise politique sans précédent qui a conduit le pays à une rébellion armée et le Mali a dû faire face à des groupes armés dits jihadistes et à des mouvements indépendantistes qui ont contrôlé une grande partie de son territoire.
Dans toutes ces situations de crise, la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) a été sollicitée pour apporter des réponses urgentes. Les différentes interventions de l’organisation régionale, notamment en Guinée-Bissau, au Mali et au Burkina Faso ont permis d’apprécier ses points forts mais également ses limites dans sa capacité à restaurer la paix et la sécurité de manière durable.
Nous avons porté notre choix sur ce rapport car il fait le bilan de l’action de la Cedeao sur le plan de la paix et de la sécurité, après la célébration en 2015 des quarante ans d’existence de l’organisation, et alors que les défis politiques et sécuritaires sont encore plus complexes qu’auparavant. Le rapport met l’accent sur les réformes institutionnelles envisagées depuis des années sans être mises en œuvre, et propose une série de recommandations pour rendre la Cedeao plus efficace dans l’accomplissement de ses missions.
Parmi les recommandations du rapport, trois pistes d’action devraient faire l’objet d’une attention particulière pour les pays membres de la Cedeao.
- Les Etats doivent réaffirmer le caractère prioritaire et irréversible de la mise en œuvre du projet de réforme institutionnelle proposé en 2013. La prise de mesures immédiates visant à améliorer le fonctionnement des services de l’organisation est une nécessité. Cela passe par la réduction des dysfonctionnements dans la gestion des ressources humaines, administratives et financières, et les blocages ou retards de mise en œuvre des décisions, qui résultent de la concentration des pouvoirs au niveau de la présidence de la Commission.
- Le renforcement des capacités des Etats membres pour combattre plus efficacement et collectivement les différentes menaces doit se traduire par la mise en place d’un pôle de lutte contre le crime organisé. Elle devra intégrer différents plans d’action contre les activités criminelles transnationales, y compris le terrorisme, les trafics de drogue, de personnes, d’armes et la piraterie maritime.
- Les Etats doivent soutenir publiquement les recommandations formulées dans le cadre du projet de réforme institutionnelle de la Cedeao proposé en 2013. La constitution d’une structure ad hoc de la société civile ouest-africaine sera nécessaire pour effectuer le suivi indépendant de cette mise en œuvre. Ce mécanisme est un moyen de fédérer les organisations de la société civile autour de ce projet en lui conférant un cachet citoyen.
Extraits choisis du document
Les extraits suivants proviennent des pages : i-IV, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30,31
L’espace Cedeao a connu plus de quarante coups d’Etat depuis la période des indépendances, et fait l’expérience de dirigeants tentant de se maintenir coûte que coûte au pouvoir ou mettant en place des successions dynastiques. Elle a également été confrontée à des crises plus complexes, dans lesquelles l’instabilité politique a pris la forme de rébellions armées dans un contexte de clivages identitaires comme en Côte d’Ivoire ou de menace jihadiste comme plus récemment au Mali. La Cedeao, à travers la Conférence des chefs d’Etat et la Commission, a ainsi depuis les années 1990 réagi de manière systématique à toutes ces crises, avec des résultats incontestables sur le plan politique et diplomatique, mais mitigés militairement.
Les interventions successives de la Cedeao en Guinée-Bissau, au Mali ou encore au Burkina Faso ont mis en lumière les points forts de l’organisation et les limites de sa capacité d’action. Malgré une mobilisation forte en temps et en moyens, certains objectifs clés ont été négligés, comme le renforcement des institutions politiques et sécuritaires des Etats membres, le réexamen de toutes les dimensions de sa Force en attente, ou la coopération régionale contre les menaces transnationales. Ces dernières défient les moyens classiques de prévention et de résolution des crises, au-delà des dispositifs classiques de médiation et de déploiement de missions militaires.
Les axes de réforme pour atteindre les objectifs dans le domaine de la paix et de la sécurité
Les cas détaillés précédemment, en particulier la crise malienne, ont révélé les forces et les faiblesses actuelles de la Cedeao. L’organisation l’a elle-même bien compris puisque la Conférence des chefs d’Etat a demandé à la Commission de mener une auto-évaluation de l’action de la Cedeao au Mali, avec l’intention d’en tirer des leçons pour l’ensemble de l’architecture de paix et de sécurité régionale. La longue série de recommandations formulée en 2013 recouvre tous les domaines pertinents où des changements s’imposent. Ces propositions vont dans le bon sens et devraient être appliquées. Mais l’organisation a-t-elle la capacité de se réformer sans une forte impulsion politique d’Etats membres qui sont particulièrement fragiles sur le plan politique, sécuritaire et économique ?
A. Les faiblesses et limites de la Cedeao vues par elle-même
Le rapport terminé en 2013 à la suite d’un séminaire organisé par la Commission de la Cedeao est d’une grande lucidité sur les failles et les insuffisances du mécanisme de paix et de sécurité de l’organisation. Le rapport recommande de réviser certaines dispositions des deux protocoles de 1999 et 2001.
S’agissant du protocole de 1999, il propose de clarifier les conditions d’activation du Mécanisme de paix et de sécurité, en particulier concernant la nécessité ou non pour le pays en crise d’approuver une intervention de la Cedeao, et le moment à partir duquel l’organisation peut se passer de l’accord du pays membre. Il pose aussi la question de l’obligation ou non pour la Cedeao de se référer au Conseil de paix et de sécurité de l’Union Africaine (UA) et au Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations Unies (ONU) avant une intervention. Concernant le protocole additionnel de 2001, le rapport recommande de réexaminer l’article qui interdit les modifications des lois électorales sans consensus politique à moins de six mois des élections, disposition qui a montré ses limites dans de nombreux cas, et de revoir le mécanisme de sanctions graduelles en y incluant des dispositions sur la mise en œuvre effective, le suivi et l’évaluation des sanctions.
Le rapport rappelle les difficultés de collaboration entre la Cedeao et l’UA et pré- conise l’établissement d’une ligne de communication directe, une « hotline », entre la présidence de la Commission de la Cedeao et la présidence de la Commission de l’UA. Il propose également que la Cedeao travaille de concert avec les autres communautés économiques régionales et l’UA afin de mieux définir les principes de « subsidiarité », d’« avantage comparatif » et de « partage des responsabilités ».
La question des relations tendues entre la Cedeao et l’UA a été récurrente au cours des entretiens de Crisis Group, reflétant les frustrations d’Abuja à l’égard d’une UA qui n’écouterait pas suffisamment l’organisation régionale et a tendance à se substituer à elle à la première occasion. Dans le cas du Mali, l’UA a eu d’autant plus de facilité à justifier son implication que la crise avait des prolongements et des déterminants au-delà de l’espace de compétence de la Cedeao, notamment en Afrique du Nord. D’autres recommandations du rapport portent sur les dysfonctionnements internes de la Commission : le manque de coordination et de travail collaboratif entre différentes unités et la lenteur de la mise en œuvre des décisions.
Le rapport recommande par exemple que la Direction de l’alerte précoce et la Direction des affaires politiques se trouvent dans les mêmes locaux. La distance physique entre ces deux directions ne fait que matérialiser davantage la difficulté structurelle des différentes directions du Département des affaires politiques, de la paix et de la sécurité (PAPS selon l’acronyme anglais) à travailler ensemble. Les réunions impliquant les représentants de toutes les directions n’ont lieu régulièrement qu’en cas de crise active.
L’organisation, au niveau de la Conférence des chefs d’Etat comme des divisions de la Commission, ne semble fonctionner réellement qu’en mode de gestion de crise. Le rapport d’auto-évaluation recommande que « la désignation des médiateurs et facilitateurs soit guidée par les critères d’intégrité et d’adaptation aux situations spécifiques de conflit », et que « la Commission soit chargée de faciliter et de soutenir le travail des médiateurs et des facilitateurs, d’interpréter les protocoles de la Cedeao par rapport à la situation spécifique d’un conflit et de recommander des experts pour conseiller sur des thématiques particulières du conflit ».
Le document demande à la Cedeao d’accélérer, « sans retard supplémentaire », l’opérationnalisation de la Division de facilitation des médiations (Médiation Facilitation Division). La création de cette division au sein de la Direction des affaires politiques a été annoncée par la Commission en 2010. Il a fallu attendre plus de cinq ans pour que cette division voie le jour, alors même que la médiation est le mode d’action privilégié de la Cedeao. Le rapport fait enfin une analyse détaillée de ce que la crise au Mali a révélé sur le degré de préparation de la Force en attente de la Cedeao (ECOWAS Standby Force, ESF), qui est la composante ouest-africaine de la Force africaine en attente.
La mise en place de (ECOWAS Standby Force (ESF) a été lente et son cadre politique, sa configuration actuelle et ses capacités de déploiement ne répondent pas à l’objectif pour lequel elle a été conçue. Parmi les nombreuses recommandations pour une amélioration de l’ESF, le rapport demande à la Cedeao de financer et d’équiper une force militaire spéciale de deux bataillons capable d’intervenir partout dans la région dans un délai maximal de 30 jours en cas d’urgence ; d’accélérer la réforme de la direction du maintien de la paix et de la sécurité régionale, en particulier par la création effective d’une division de soutien aux opérations de paix, à l’image des dispositifs existants à l’UA et à l’ONU ; et de créer un fonds consacré au soutien des opérations de paix, géré par le département chargé de conduire ces opérations, pour garantir la flexibilité, la discrétion et la réponse rapide aux situations d’urgence. Les réalités décrites par des fonctionnaires de la Cedeao en privé montrent la nécessité d’une refonte substantielle de tout le modèle de l’ESF. L’un d’entre eux explique :
« Dans le concept et la doctrine de la Force en attente, les contingents sont formés, équipés et prêts à être déployés. Dans la réalité, dans les Etats membres, l’ensemble des personnels annoncés n’est jamais là et les équipements non plus. … Il faut revisiter le concept et la doctrine de la Force en attente, de concert avec l’UA, et l’adapter aux réalités notamment économiques de la région ». Interrogé sur les faiblesses les plus importantes de la Cedeao, un ancien fonctionnaire de l’organisation cite « les ressources humaines, l’administration interne, y compris la gestion des finances, et le fait que la Cedeao ne tire pas toutes les leçons des crises », précisant que l’organisation doit « être honnête dans l’évaluation de ses capacités et éviter de dire que sa force est prête alors qu’elle ne l’est pas ». Un autre fonctionnaire déplore le « manque de suivi » à Abuja concernant la gestion opérationnelle du déploiement.
B. L’impératif d’une ambitieuse réforme institutionnelle
Le plan stratégique de la Commission de la Cedeao pour la période 2011-2015, rédigé lorsque la Commission était présidée par Mohamed Ibn Chambas, dresse un diagnostic sévère des faiblesses institutionnelles de l’organisation. Il est question de « manque de structures, de descriptions de postes, de rôles et de responsabilités bien définis », de « l’absence d’un système fonctionnel de suivi-évaluation », de « système de communication défaillant », de « manque de coopération entre les personnels et entre différents départements », de « ressources humaines insuffisantes, inadéquatement formées » et d’« absence de plans de formation ».
Le même document cite parmi les obstacles à la mise en œuvre du plan stratégique 2011-2015 de la Cedeao « la capacité institutionnelle actuellement faible », « les structures dysfonctionnelles » ainsi que « la forte mentalité de cloisonnement au sein de la Commission qui se traduit par le fait que nombre de responsables de départements et de directions poursuivent leurs agendas avec peu ou pas du tout de liens et de prise en compte des autres départements ».
Ces constats font échos à l’analyse faite par les fonctionnaires de la Commission et les observateurs qui soulignent la prééminence des défaillances institutionnelles comme obstacle à une plus grande efficacité. Une unanimité se dégage pour souligner l’ampleur des blocages résultant de la gestion des ressources humaines, de la gestion administrative et financière, de l’organisation des services au sein des différents départements et des directions, de la concentration des pouvoirs de décision même purement administrative au plus haut niveau de la Commission, de l’absence de collaboration systématique entre différentes directions en dehors des situations de crise et de l’absence de routines de travail codifiées conformes au fonctionnement d’une administration moderne.
Dans un tel contexte, la performance des directions et des services est totalement dépendante de la qualité des personnes qui en ont la charge. Mais même avec des fonctionnaires de haut niveau et motivés, ayant une connaissance fine des situations politiques et sécuritaires des pays membres, les défaillances institutionnelles ne peuvent être compensées. Le processus de réforme institutionnelle fait lui-même les frais des modes de fonctionnement qu’il veut corriger.
La Commission, qui était composée de neuf postes dirigeants, a été étendue à quinze membres par une décision de l’Autorité des chefs d’Etats en juillet 2013. Cette décision, prise pour des raisons politiques (satisfaire les Etats membres en attribuant à chacun un des postes dirigeants de la Commission) et sans référence au projet de réforme institutionnelle, expose la responsabilité des Etats membres et de leurs chefs dans des choix contestables et cruciaux. Le rapport d’un cabinet de conseil privé réalisé en 2014 préconise une véritable transformation de l’ensemble des institutions de la Cedeao en plusieurs phases.
Toute réforme de grande ampleur est difficile à mettre en œuvre parce qu’elle remet en cause des habitudes confortables et de nombreux intérêts. La mise en œuvre effective de la réforme de la Cedeao nécessite une très forte volonté politique de la part d’un noyau dur d’Etats membres qui s’engagerait à tenir un calendrier précis et préserverait la réforme de toute remise en cause pour des raisons conjoncturelles. Son irréversibilité ne sera pas garantie si le Nigéria, le Ghana et la Côte d’Ivoire, pays majeurs de la région, ne la soutiennent pas activement, entrainant derrière eux les autres Etats membres. Un pays comme le Cap-Vert, petit Etat lusophone en tête du classement régional en matière de fonctionnement démocratique, de stabilité et de gouvernance, pourrait également saisir l’occasion pour jouer un rôle visible.
C. L’impératif du pragmatisme dans les réformes en matière de paix et de sécurité
Le rapport de 2013 sur la réforme institutionnelle recommande notamment de détacher le département PAPS des autres départements de la Commission de la Cedeao pour lui donner le degré d’autonomie nécessaire à la conduite d’activités complexes, coûteuses et impliquant généralement une réactivité immédiate comme le déploiement d’opérations de paix. Incontestablement, le mandat de paix et de sécurité implique un mode de fonctionnement significativement différent du mandat premier de promotion de l’intégration économique régionale.
Dans l’architecture actuelle de la Commission, il n’y a pas de différence entre le département de paix et de sécurité, celui des infrastructures, de l’éducation, de la science et de la culture ou du commerce. Compte tenu du rôle majeur joué par la Cedeao dans le domaine politique et sécuritaire depuis 25 ans et de la permanence des menaces sur la région, une distinction plus nette doit être opérée entre les institutions chargées de l’intégration économique, qui concourt par ailleurs à la sécurité régionale, et celles chargées spécifiquement de la prévention, de la gestion et de la résolution des crises et de la promotion des principes de convergence constitutionnelle et politique.
Que cette recommandation soit mise en œuvre ou pas, la Cedeao doit se fixer de nouveaux objectifs et se doter de nouveaux moyens d’action pour mieux s’acquitter des responsabilités déterminées par les protocoles de 1999 et 2001. Toute réorganisation de son travail doit être ancrée dans une approche stratégique, pragmatique et réaliste qui repose sur une lecture de la situation et des anticipations politiques, sécuritaires, économiques et sociales de l’Afrique de l’Ouest dans toute sa complexité : celle des situations individuelles contrastées des quinze pays membres ; celle des dynamiques transnationales au sein de l’espace régional et des menaces induites ; celle des dynamiques aux frontières de la Cedeao qui lient l’espace ouest-africain avec l’Afrique du Nord et centrale ; et celle des contraintes et des opportunités liées au contexte international. L’expérience des conflits, de l’instabilité et de l’insécurité des 25 dernières années et un exercice simple de prospective permettent d’identifier deux axes prioritaires de travail pour la Cedeao.
1. Accompagner les pays membres dans des réformes visant à renforcer la légitimité et l’effectivité de l’Etat, leur cohésion interne et leur ancrage dans les valeurs portées par la Communauté
Une partie importante, et sans doute dominante, des problèmes auxquels la Cedeao est confrontée résulte directement des Etats membres : de la qualité intrinsèque de leurs dirigeants, de leurs cultures politiques, de la légitimité et de l’effectivité de leurs appareils étatiques, de l’état de leurs économies, de celui de leurs forces de défense et de sécurité, de la compréhension et de l’intérêt de leurs dirigeants pour les questions d’intégration et de sécurité régionales. La marge de manœuvre de l’organisation pour impulser des changements dans le fonctionnement des Etats membres existe mais elle est limitée.
Cette marge se trouve dans la production de normes qui s’imposent à tous. C’est en cela que le traité révisé ainsi que les protocoles de 1999 et de 2001 sont de pré- cieux acquis. L’élaboration et l’entrée en vigueur de ces textes se sont faites pendant une période où la région essayait de tourner la page des conflits armés au Libéria et en Sierra Leone, tout en promouvant non sans mal les nouvelles règles du multipartisme, des élections démocratiques et du respect des libertés. Rétrospectivement, il est même étonnant que la région ait pu se doter de ces protocoles étant donné la culture politique qui y dominait.
Toutes les crises violentes dans la région ont résulté d’une conjonction de facteurs internes et de facteurs déclencheurs ou aggravants régionaux ou internationaux. Les crises purement politiques ont été liées à la compétition pour le pouvoir, dans un contexte de systèmes politiques instables, d’histoire récente d’autoritarisme, de faiblesse des institutions politiques mais aussi économiques et sociales et de diversité interne des sociétés qui favorisent la mobilisation des identités ethniques et régionalistes dans les luttes politiques.
Les pratiques politiques sont souvent en décalage avec les principes démocratiques et de l’Etat de droit. La puissance du pouvoir exécutif incarné par les chefs d’Etat élus au suffrage universel direct est très peu contrebalancée par l’existence de contrepouvoirs, tel que le pouvoir judiciaire. Ce dernier est dans la majorité des pays formellement indépendant de l’exécutif mais en réalité très dépendant et maintenu dans une situation matérielle précaire le rendant incapable d’assumer son rôle. La société civile, malgré une émergence rapide et une influence certaine dans de nombreux pays, reste insuffisamment organisée et est dépendante, elle aussi, soit des pouvoirs en place, soit de soutiens extérieurs, qui affaiblissent sa légitimité interne.
Si la Cedeao veut être plus efficace dans la prévention des conflits, elle ne doit pas se reposer exclusivement sur le dispositif d’alerte précoce, même réorganisé, et sur les médiations ad hoc lorsque les crises couvent déjà. La prévention la plus efficace des crises nécessite des changements importants dans les systèmes et les pratiques politiques des Etats membres, et de la part de la Cedeao, une volonté de stimuler et d’accompagner ces changements dans les Etats eux-mêmes.
La décision de créer des bureaux permanents de représentation de la Cedeao dans chacun des quinze Etats membres est salutaire et devrait servir cet objectif. Mais disposer d’une présence permanente sans se fixer des objectifs stratégiques adaptés à la situation politique et sécuritaire de chacun de ces Etats, et sans se doter de moyens d’action correspondants, ne suffira pas. Il faudra en particulier accorder à ces bureaux des ressources humaines suffisantes et compétentes sur les plans stratégique, diplomatique et opérationnel afin d’identifier les meilleurs points d’entrée pour impulser des changements dans les Etats membres.
2. Construire et renforcer les capacités des Etats membres à faire face collectivement aux menaces transnationales majeures
Les menaces internes à la stabilité, la paix et la sécurité dans la région ont été aggravées au cours des dernières années par l’économie criminelle et la circulation d’idéologies extrémistes. Le commerce des produits illicites ainsi que le commerce illégal de produits licites ont pris une ampleur sans précédent en Afrique de l’Ouest, comme en témoigne l’apparition de filières de trafic de cocaïne d’origine sud-américaine. Les trafics d’armes, d’êtres humains et de faux médicaments sont autant de menaces alimentant la corruption et la déliquescence d’Etats déjà fragiles et soumis à d’immenses défis internes. Région disposant de ressources naturelles stratégiques, l’Afrique de l’Ouest est aussi intégrée aux zones grises de l’économie globalisée des matières premières.
L’insécurité en mer, au large de la puissance pétrolière nigériane mais aussi du Bénin, du Togo, du Cameroun et de tout le golfe de Guinée, a pris une nouvelle dimension avec des attaques de navires par des groupes criminels organisés. Le terrorisme est par ailleurs devenu une préoccupation quotidienne du Nigéria au Sahel. La Cedeao a réagi aux menaces transnationales sous la pression des évènements et de ses partenaires occidentaux, l’UE et la France en particulier.
L’organisation s’est dotée d’une stratégie de lutte contre le terrorisme et d’une stratégie maritime intégrée. Les réunions désormais institutionnalisées des chefs d’état-major des armées d’une part, des chefs de police et d’autres services de sécurité, d’autre part, ont créé des cadres d’échange et de collaboration indispensables. Mais il faut aller plus loin en dotant la Cedeao d’un véritable pôle de lutte contre le crime organisé prenant en compte toutes ses dimensions et assurant une cohérence entre les différents plans d’action sur ces questions, ceux de la Cedeao et ceux des nombreux acteurs internationaux présents dans la région. Cela suppose de travailler au plus près des Etats membres pour renforcer leurs capacités dans les domaines où ils sont les plus vulnérables et pour harmoniser les textes, les méthodes et les moyens d’action. Ce travail doit être intégré au mandat des bureaux de représentation dans les pays membres.
Au-delà des réunions des services de sécurité des pays membres, la Cedeao doit se doter de moyens de communication modernes et sécurisés permettant des échanges permanents d’informations entre les Etats membres et tous les acteurs concernés par la lutte contre le terrorisme et le crime organisé. La collaboration régionale doit se faire aussi bien au niveau politique qu’au niveau technique et engager l’ensemble des acteurs, y compris la justice, un maillon faible dans tous les pays de la région. Faire face aux menaces transnationales requiert aussi une ouverture de la Cedeao sur son voisinage, les pays d’Afrique du Nord et d’Afrique centrale.
Les crises au Sahel et dans le bassin du lac Tchad ont montré la continuité géographique des activités des groupes criminels et la nécessité de réponses coordonnées d’Etats faisant partie de regroupements régionaux différents. Dans les deux foyers actuels de crise de la région, le Sahel et le Nord du Nigéria et son voisinage, la Cedeao est peu influente, à cause de son incapacité à entamer un dialogue politique et sécuritaire structuré avec des pays comme l’Algérie, le Tchad ou le Cameroun. Elle a besoin d’investir dans la connaissance de son voisinage, en particulier des pays d’Afrique du Nord. Le retour à de bonnes relations avec l’UA est indispensable dans la lutte contre les menaces transnationales.
Sur les questions de terrorisme, de trafics criminels, de sécurité maritime, de blanchiment d’argent, de pénétration des Etats par les acteurs de l’économie criminelle, la Cedeao et les autres communautés économiques régionales doivent clarifier les principes et les champs de collaboration avec l’UA. Un cadre permanent de concertation au plus haut niveau politique de la Cedeao et de l’organisation continentale doit être mis en place pour éviter les chevauchements de responsabilités et définir une approche efficace pour les personnels des deux organisations chargés des menaces transnationales.
Il est aussi nécessaire pour la Cedeao de développer une approche stratégique de ses relations avec l’Europe, les Etats-Unis, la Chine, l’Inde, le Brésil et les autres puissances émergentes. Les facteurs déterminants dans les perspectives de paix et de sécurité sont aussi liés à tous les échanges commerciaux, financiers et humains à l’échelle mondiale. La Cedeao doit développer une diplomatie active et cohérente afin que l’organisation s’exprime d’une seule voix sur les grandes problématiques de paix et de sécurité. Elle doit convaincre les Etats membres de la nécessité de faire de la diplomatie régionale un complément voire un substitut aux efforts diplomatiques nationaux, affaiblis par un manque évident de ressources financières.
Dans le cadre de la réforme institutionnelle de la Cedeao, l’option d’intégrer les relations extérieures au Département des affaires politiques, de paix et de sécurité devrait être envisagée. Dans tous les cas, l’organisation doit renforcer significativement ses ressources humaines dans le domaine des relations internationales et plus précisément la connaissance interne multidisciplinaire sur les grandes zones géographiques africaines et sur les autres régions du monde. Pour être capable d’anticipation sur les enjeux de paix et de sécurité à moyen et long terme, l’organisation régionale doit davantage mettre l’accent sur la recherche et l’analyse prospective.
Enfin, la Cedeao a besoin d’une locomotive forte et stable politiquement et économiquement, pleinement engagée sur le terrain de l’intégration régionale, et n’inquiétant pas tous les autres Etats membres en projetant l’image d’une puissance fragile, dangereuse et menaçante. Le Nigéria n’a pas de rival en Afrique de l’Ouest, compte tenu de sa population et de ses ressources.
Son affaiblissement au cours des dernières années, marquées en particulier par la violence de Boko Haram, venue s’ajouter à toutes les fragilités sécuritaires préexistantes, et par l’incapacité du gouvernement et de ses forces de sécurité d’apporter une réponse intelligible et efficace, a également affaibli la Cedeao. Les capacités politiques, économiques et militaires du Nigéria restent déterminantes pour faire fonctionner et progresser l’organisation. Le président Muhammadu Buhari et son gouvernement doivent faire de la restauration du prestige de la diplomatie nigériane une priorité, sans négliger la réforme en profondeur des forces de défense et de sécurité nigérianes.
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