Dirty Diesel, les négociants suisses inondent l’Afrique de carburants toxiques
Les auteurs
Depuis près de cinquante ans, l’organisation non gouvernementale Public Eye porte un regard critique sur l’impact de la Suisse et de ses entreprises sur les pays pauvres. Par un travail d’enquête, de plaidoyer et de campagne, Public Eye demande davantage d’équité et le respect des droits humains partout dans le monde. Forte du soutien de ses quelque 25 000 membres, Public Eye agit en Suisse, pour un monde plus juste.
Le Magazine, version résumée en français
Etude intégrale, version originale en anglais
Le carburant vendu dans plusieurs pays d’Afrique de l’Ouest (Bénin, Ghana, Côte d’Ivoire, Mali et Sénégal) présente de graves risques pour la santé des populations (l’asthme, le cancer des poumons et les maladies cardiaques) et a des conséquences néfastes sur l’environnement. L’organisation non gouvernementale suisse Public Eye a révélé, au terme d’une enquête rigoureuse, la nature toxique du carburant commercialisé dans la région qui contient une teneur en soufre jusqu’à 1000 fois plus élevée que celui vendu en Europe.
Le rapport renseigne sur les multinationales suisses qui interviennent dans la vente de ce carburant dangereux qualifié de « qualité africaine » par les acteurs du secteur. Ces derniers ont acquis des réseaux de distribution (entrepôts et réseaux de stations-service) dans ces pays et sont présents dans toute la chaîne d’approvisionnement. Le rapport situe également le lieu de production de ce carburant. La majorité du diesel parvenu au Ghana en 2013 et 2014, et plus largement en Afrique de l’Ouest, provient des Pays-Bas et de la Belgique essentiellement de la zone ARA, qui regroupe les ports d’Amsterdam, de Rotterdam et d’Anvers.
La révélation de l’organisation Public Eye sur le carburant nocif et son impact néfaste sur la santé des populations et sur l’environnement en Afrique de l’Ouest doit susciter une prise de conscience immédiate par les citoyens de la région qui sont également les consommateurs quotidiens des produits pétroliers. Ils doivent réclamer des mesures urgentes de la part de leurs gouvernements et de leurs parlements nationaux. Selon l’étude, plus de 100 000 décès prématurés pourraient être prévenus en 2050 par l’adoption de standards stricts sur les carburants. Les gouvernements ouest-africains doivent intégrer ou renforcer dans leurs dispositifs juridiques le respect des normes internationales auxquelles doit se conformer la composition du carburant commercialisé dans la région.
Le constat selon lequel des pays d’Afrique d’où est extrait un pétrole brut d’excellente qualité sont obligés de l’exporter, pour ensuite importer des carburants toxiques témoigne également de la nécessité de renforcer les raffineries dans les Etats producteurs de pétrole de la région. Comme le rappelle le document de Public Eye, le principal producteur de pétrole brut du continent, le Nigeria, n’a raffiné en 2014 que 3 % de sa production et la capacité des onze raffineries d’Afrique de l’Ouest est très largement insuffisante. Les Etats de la région peuvent et doivent faire beaucoup plus pour accroître la production locale d’un carburant de qualité.
Extraits choisis du document
Les extraits suivants proviennent des pages : 4, 5, 8, 9, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 21
Le scandale : quand le diesel tue en silence
Dans les rues d’Accra, la capitale du Ghana, des embouteillages se forment à toute heure de la journée, dans une chaleur étouffante. Témoignages d’une croissance extrêmement rapide du nombre de véhicules depuis le début du millénaire, ces files interminables se composent d’un mélange hétéroclite de berlines dernier cri, de voitures d’occasion importées d’Europe, de vieux camions et de bus bondés. Ils crachent une épaisse fumée noire qu’inhalent les centaines de marchands ambulants, trempés de sueur, qui luttent pour survivre en vendant babioles, boissons fraîches et cartes SIM aux automobilistes prisonniers de l’infernal trafic.
La pollution résultant du trafic routier dans les villes africaines, qui comptent parmi les plus affectées au monde, est déjà un problème majeur de santé publique. La qualité de l’air est pire à Dakar et Lagos qu’à Pékin.
Deux éléments causent cette pollution qui atteint des niveaux dramatiques et expliquent les écarts observés entre l’Europe et l’Afrique, bien que cette dernière compte moins de véhicules. S’agissant du premier, il suffit d’ouvrir les yeux : la plupart des voitures et camions qui circulent au sud du Sahara sont importés d’occasion (environ 85 % en Afrique de l’Ouest). Au Bénin, des revendeurs malicieux baptisent leurs échoppes « Surgelés de Belgique » ou « France au revoir »… Ces véhicules devenus indésirables en Europe consomment davantage de carburant et ne sont pas équipés des dernières technologies de contrôle des émissions. Ils polluent donc plus que « nécessaire ».
Second élément, qui est aussi le plus important : la qualité des carburants utilisés. Même si l’Afrique renouvelait la totalité de son parc automobile au profit de voitures neuves, la qualité de l’air de ses grandes villes ne serait pas considérablement améliorée tant que du diesel et de l’essence à haute teneur en soufre continuent d’être vendus. D’abord, parce que la corrosivité du soufre détruit les technologies de contrôle des émissions (catalyseurs et filtres à particules), ce qui accroît le nombre de particules fines qui se logent profondément dans les poumons, provoquant cancers et maladies cardiovasculaires.
Ce problème est connu de longue date. Les Etats-Unis et l’Europe ont réagi en abaissant fortement la limite de soufre admise, respectivement à 15 ppm (parties par million) et 10 ppm. Cette mesure a permis une nette réduction des émissions de polluants. En Suisse, les émissions de particules fines dues au trafic ont presque été divisées par deux entre 1990 et 2010, malgré la hausse d’un tiers du nombre de véhicules. En Afrique, malgré des progrès significatifs constatés dans certaines régions, de nombreux pays continuent d’autoriser la vente de carburants à haute teneur en soufre. A l’échelle continentale, la limite moyenne s’élève à 2000 ppm, soit 200 fois le niveau autorisé en Europe (voir graphique).
Certains pays comme le Mali ou le Congo-Brazzaville ont un seuil fixé à 10 000 ppm ! Pour le Programme des Nations Unies pour l’environnement (PNUE), seule une baisse drastique de la teneur en soufre admise, en particulier dans le diesel, permettrait de lutter efficacement contre la pollution de l’air. Abaisser le seuil à 10 ppm réduirait immédiatement de 50 % les émissions de particules fines. En couplant cette mesure au remplacement de l’actuel parc automobile par de nouveaux véhicules, équipés de technologies modernes de contrôle des émissions, il serait possible de réduire les émissions de particules fines de 99 %.
Sans une amélioration rapide et radicale de la qualité des carburants, les hôpitaux africains devront traiter toujours plus de personnes souffrant d’asthme, de maladies respiratoires chroniques, de cancers des poumons ou de maladies cardiaques. Il n’existe pas de projections permettant d’estimer l’impact futur de la plupart des polluants émanant des véhicules (dioxyde de soufre, gaz carbonique, etc.).
On sait toutefois qu’en l’état, la pollution de l’air liée aux seules émissions de particules ultrafines primaires par les pots d’échappement causera la mort prématurée de 31 000 personnes en 2030 en Afrique. Plus de 100 000 décès prématurés pourraient être prévenus en 2050 par l’adoption de standards stricts sur les carburants. L’industrie pétrolière semble, elle, s’accommoder de la situation. Elle a même trouvé un nom cynique pour décrire ce qu’elle vend dans le continent : la « qualité africaine ».
Les acteurs à la conquête de l’Afrique
Des négociants suisses se sont massivement déployés dans le commerce de carburants sur le continent africain, acquérant entrepôts et réseaux de stations-service. Avec ses 25 % de parts de marché, la Suisse est la première place mondiale du commerce des matières premières. Et dans l’industrie du pétrole et des carburants, le rôle des firmes helvétiques est encore plus important, puisqu’elles sont responsables de 35 % des échanges internationaux. Très actifs dans le pétrole africain, les grands négociants comme Vitol, Trafigura, Glencore, Mercuria et Gunvor sont devenus des géants. Vitol, par exemple, a réalisé en 2015 un chiffre d’affaires de 168 milliards de dollars et possède davantage de navires pétroliers que BP ou Shell.
Traditionnellement purs intermédiaires, les négociants ont cherché, au cours des dernières années, à étendre leurs tentacules. Respectivement deuxième et quatrième sociétés helvétiques en termes de chiffre d’affaires, Vitol et Trafigura ont fait d’importants investissements en Afrique, achetant entrepôts et réseaux de stations-service. A tel point qu’ils contrôlent désormais toute la chaîne de l’offre, de la raffinerie à la pompe en passant par l’affrètement et l’importation. Leur domination est particulièrement marquée en Afrique de l’Ouest. La plupart des gens ignorent ce développement, parce que ces sociétés ne vendent pas ces carburants sous leur nom propre. Les stations-service exploitées par le consortium Vivo Energy, détenu à 40 % par Vitol, portent le célèbre logo de Shell.
Quant à Trafigura, elle opère en Afrique sous la marque Puma Energy, dont elle détient de facto la majorité à travers les participations de ses cadres. Seule la plus petite de ces trois firmes genevoises, Addax & Oryx Group, est reconnaissable dans ses stations, sous le nom de Oryx Energies. Mais le succès de cette conquête n’est pas dénué de conséquences. En effet, comme le montre les résultats de notre enquête, certains négociants en matières premières profitent systématiquement de la faiblesse des standards dans ces pays pour y vendre des carburants toxiques et réaliser des profits substantiels, au détriment de la santé de la population en Afrique.
Le test : nos enquêteurs à la pompe
Entre 2013 et 2015, Public Eye a prélevé des échantillons dans des stations-service de huit pays du continent africain. L’Angola a été le point de départ de cette tournée destinée à connaître la teneur en soufre et autres substances toxiques du diesel et de l’essence vendus par les négociants helvétiques.
Quatre entreprises, huit pays, un même constat : les carburants livrés par les négociants suisses en Afrique sont dangereux et nocifs pour la santé. Après l’Angola, nous avons procédé de la même façon dans sept autres pays (Bénin, Congo-Brazzaville, Côte d’Ivoire, Ghana, Mali, Sénégal, Zambie), en nous concentrant sur quatre négociants suisses, tous propriétaires de réseaux de stations-service en Afrique : Trafigura et son félin Puma Energy ; Vitol et son enseigne Shell pilotée par le consortium Vivo Energy ; Addax & Oryx Group et sa branche aval Oryx Energies, fondés par Jean Claude Gandur ; enfin, Lynx Energy, un autre chat sauvage opérant au Congo sous la marque X-Oil – ça ne s’invente pas.
Nos analyses sont en outre corroborées par une étude détaillée que nous avons consacrée au Ghana ainsi que par des données statistiques recueillies aux Pays-Bas et en Belgique, deux pays qui fournissent une part substantielle des carburants importés en Afrique de l’Ouest. Quant aux paramètres, nous nous sommes concentrés sur l’analyse des substances les plus nocives, soit le soufre, les composés aromatiques, le benzène (essence) et certains métaux comme le manganèse (essence). Ce que nous avons récolté, notamment au Ghana et au Bénin, a stupéfié le responsable du laboratoire de renommée mondiale mandaté pour analyser ces échantillons, qui ignorait tout de notre démarche et de la provenance des carburants : « Je n’ai jamais vu ça. C’est extrême. Vous avez trouvé ça dans une station-service ?
D’où est-ce que ça peut venir ? Ah, d’Afrique… ». En matière de soufre, les deux-tiers de nos échantillons dépassent 1500 ppm (parties par million), soit 150 fois la limite autorisée en Europe. Aucun de nos échantillons n’aurait sa place dans une station-service située entre Lisbonne et Varsovie… « C’est spectaculaire. On ne voit plus de tels niveaux depuis longtemps », a encore commenté le chimiste, à la fois perplexe et enthousiaste. Dans certains pays, en particulier au Bénin, en Côte d’Ivoire et au Ghana, nos résultats montrent que les taux de soufre sont très proches des limites en vigueur. Cela ne doit rien au hasard, mais illustre une stratégie consistant à coller au plus près du seuil autorisé.
Nos analyses ont aussi permis de détecter d’autres substances nocives pour la santé à des doses inquiétantes. Près des trois quarts de nos échantillons contiennent une teneur en benzène, classé cancérogène avéré pour l’homme, supérieure à 1 % du volume, le seuil à ne pas dépasser au sein de l’Union européenne. Nous avons aussi trouvé dans l’essence un additif utilisé comme substitut du plomb, le MMT, à base de manganèse, un métal neurotoxique. Sur les quatre échantillons prélevés, au Sénégal et en Côte d’Ivoire, tous contenaient du MMT.
Pourtant, à lire les déclarations des négociants, leurs produits sont formidables. En mai, le patron d’Oryx, Jean Claude Gandur, qui s’est ainsi rendu à Bamako pour inaugurer 16 nouvelles stations-service, n’a pas caché sa fierté dans L’Agefi : le « développement de notre réseau de détail au Mali (…) nous permet de fournir des carburants (…) d’excellente qualité ». Nos tests le contredisent, puisqu’au Mali, Oryx a remporté, parmi nos 47 échantillons, la palme avec son diesel comportant une teneur de 3780 ppm ! Autrement dit, 378 fois plus que la limite autorisée à Malte, où M. Gandur est officiellement domicilié, ou à Genève, siège de ses sociétés. Puma Energy et Vivo Energy font, eux aussi, l’apologie de leurs produits. Sur son site Internet, Trafigura prétend ainsi fournir, en Afrique, « des carburants de grande qualité à bas prix ». L’analyse des échantillons révèle une vérité moins glorieuse : la « qualité africaine » vendue par les négociants suisses n’a rien de grande. Elle est toxique.
Les négociants suisses intoxiquent le Ghana
« Aucune nation n’a jamais été ruinée par le commerce. » Ecrivant au 18e siècle, Benjamin Franklin n’a pas pu anticiper le négoce de carburants. L’exemple du Ghana, où l’importation d’essence et de diesel pèse 10 % du PIB national, lui donne tort. Pourtant riche en pétrole brut qu’il exporte, le pays se ruine pour acquérir des carburants. Ceux-ci sont essentiels pour le transport des biens et des personnes ainsi que pour faire fonctionner les générateurs de courant, qui pallient les défaillances structurelles de la compagnie nationale d’électricité – les Ghanéens l’ont surnommée « Dumsor », qui signifie « On-Off ». Dumsor pourrait tout aussi bien s’appliquer à la raffinerie nationale, qui ne parvient pas à soulager le pays de cette dépendance aux importations.
Ces carburants ne sont pas seulement ruineux d’un point de vue économique. S’y ajoutent les coûts en termes de santé publique, comme l’a constaté Public Eye en se rendant au Ghana, en mai 2015, pour prélever des échantillons à la pompe : la teneur en soufre des diesels analysés était très élevée. Mais pour véritablement comprendre ce commerce, des réponses manquaient à deux questions cruciales : d’où proviennent ces carburants et qui les achemine ?
Bien que le Ghana soit un pays relativement transparent, surtout lorsque mesuré à l’aune de ses voisins, les ministères et entités parapubliques se renvoient la balle, nous baladant d’un coin à l’autre de la ville, dans les embouteillages, sous un soleil écrasant. Les réponses nous laissent parfois perplexes, comme celle de ce fonctionnaire de la NPA, l’autorité de régulation du secteur pétrolier : « L’information que vous recherchez n’est pas secrète, mais n’est pas publique non plus. » Comprenne qui pourra.
La solution nous a été fournie par une source sensible au but de notre recherche – nous préservons son anonymat afin qu’elle préserve son emploi. Elle tient en deux pages A4. Il s’agit de certificats de qualité établis par l’administration, portant sur les années 2013 et 2014. Les livraisons de diesel ont été testées au moment de l’importation. On y constate la teneur en soufre de chaque lot et le nom du navire déchargeant le produit. Pour la plupart immatriculés au Liberia, dans les îles Marshall ou au Panama, les navires visitant le port de Tema sont baptisés de jolis noms de femmes, comme le Mariella Bottiglieri ou le Miss Maria Rosaria. Leur contenu est nettement moins avenant, tous deux chargés de diesel comportant 300 fois la limite en soufre admise en Europe, soit environ 3000 parties par million.
A l’aide de ces noms, les bases de données du commerce maritime permettront de lier nos recherches menées aux Pays-Bas et en Belgique, où des millions de tonnes de carburants sont produites et exportées chaque année, et nos prélèvements à la pompe ; c’est le chaînon manquant, le commerce. Le parcours de chaque tanker indique que la majorité du diesel parvenu au Ghana en 2013 et 2014 provient d’Europe, essentiellement de la zone ARA, qui regroupe les ports d’Amsterdam, Rotterdam et Anvers. Cette donne vaut d’ailleurs pour l’ensemble de l’Afrique de l’Ouest, inondée de carburants toxiques venus de la mer du Nord.
Les noms des navires nous conduisent également à celui des commerçants qui livrent ces marchandises toxiques. Selon les mêmes bases de données, la majorité des tankers dont nous avons pu identifier les affréteurs sont « suisses ». En 2013 et 2014, Vitol, Trafigura, Glencore et Litasco (basée à Genève, Litasco est la branche de négoce du géant russe Lukoil) ont transporté des milliers de tonnes de diesel à très haute teneur en soufre, compris entre 1550 et 4270 ppm, c’est-à-dire jusqu’ à 427 fois la limite européenne.
S’il est rare que le patronat fournisse des informations utiles à Public Eye, le CEO du l’Association ghanéenne des importateurs de carburants, Senyo K. Hosi, a choisi de faire exception à la règle en confirmant, d’une part, que le diesel provient presque exclusivement de la zone ARA, et, d’autre part, que Vitol, Trafigura et Glencore sont les principaux protagonistes de ce commerce sulfureux. Senyo K. Hosi explique que Trafigura est le seul acteur présent sur toute la chaîne de l’offre : livraison, logistique, importation et distribution. Une position privilégiée qui l’interpelle.
Brut de qualité contre carburant toxique
Dans un commerce Nord Sud presque irrationnel, les pays d’Afrique de l’Ouest exportent leur pétrole brut en Europe et aux Etats-Unis, qui leur renvoient des carburants de mauvaise qualité. Les négociants suisses gagnent sur les deux tableaux.
L’Afrique de l’Ouest regorge de pétrole brut de bonne qualité. La quasi-totalité de cet or noir est exportée vers l’Europe et les Etats-Unis. Principal producteur de pétrole brut du continent, le Nigeria n’a raffiné en 2014 que 3 % de sa production. L’Europe, à elle seule, a acheté 45 % des exportations nigérianes. La production des pays africains serait suffisante pour couvrir leurs besoins en carburants.
Toutefois, la capacité des onze raffineries d’Afrique de l’Ouest est très largement insuffisante et elles sont pour la plupart obsolètes, voire politiquement sabotées.
Seules les raffineries de Côte d’Ivoire et du Sénégal sont en mesure de subvenir aux besoins nationaux. L’Afrique importe déjà presque 50 % de ses carburants. Et les besoins en essence et en diesel du continent devraient doubler en 2020 par rapport à leur niveau de 2000. Sans des investissements considérables dans les raffineries, l’Afrique deviendra encore plus dépendante aux importations de carburants. Ce qui assombrit encore le tableau, c’est la « qualité africaine » de ces importations.
Selon les statistiques des Nations Unies sur le commerce international, environ 50 % des carburants destinés à l’Afrique de l’Ouest provenaient en 2014 de la mer du Nord, plus exactement d’une région comprenant les ports d’Amsterdam, de Rotterdam et d’Anvers, dite « zone ARA ». Pour les huit pays principaux d’Afrique de l’Ouest, au moins 80 % des importations de carburants provenaient de cette région. En 2014 toujours, les statistiques belges et néerlandaises, qui classent les exportations de diesel en fonction de leur teneur en soufre, montrent que 80 % de ce qui prend le chemin de l’Afrique contenait une teneur en soufre supérieure à 1000 ppm. Soit 100 fois la limite admise en Europe.
A l’inverse, l’essentiel de ce que la zone ARA exporte vers l’Europe et les Etats-Unis affichait une teneur inférieure à 10 ppm. Autrement dit, plus un carburant est toxique, plus il est probable qu’il soit destiné au marché africain. Le Golfe du Mexique, en particulier la région texane qui s’étend de Houston à Corpus Christi, exporte également du carburant très soufré à Dakar et Luanda.
Pour identifier les acteurs de ce commerce, et en particulier le rôle des firmes suisses, il a fallu accéder aux bases de données de fret maritime, utilisées par les négociants pour connaître les tendances du marché. Bien que comportant d’importantes limites, ces bases de données soulignent indiscutablement le rôle prépondérant que jouent les négociants suisses dans ce commerce opaque.
Entre 2012 et 2015, l’ensemble des sociétés de négoce helvétiques identifiées (ou leurs filiales) ont affrété plus de 50 % des tankers partis de la zone ARA et environ 40 % de ceux partis du Golfe du Mexique à destination de l’Afrique de l’Ouest. En 2014, les sociétés « suisses » ont affrété plus de 61 % des cargaisons transportées entre la zone ARA et l’Afrique de l’Ouest que nous avons pu clairement identifier. En d’autres termes, les négociants helvétiques sont les principaux fournisseurs de carburants de « qualité africaine ».
Le modèle d’affaires : le « blending » ou l’art du mélange lucratif
Les négociants suisses ne se contentent pas de transporter et vendre des carburants polluants. En mélangeant des produits intermédiaires, parfois dangereux pour la santé, ils les produisent eux-mêmes. Contrairement à une idée reçue, le diesel et l’essence ne sortent pas des raffineries sous forme de produits finis mais sont le résultat d’une étape ultérieure, consistant à mélanger (blending) différents composants, appelés produits pétroliers intermédiaires (blendstocks). L’essence est toujours un mélange, comprenant souvent entre six et dix produits intermédiaires. Quant au diesel, il n’a pas forcément besoin d’être « mélangé », mais il est fréquemment composé de quatre à six de ces blendstocks. Car le blending n’est pas qu’une nécessité technique, il est aussi une opération lucrative.
Le nombre de produits pétroliers intermédiaires utilisables pour fabriquer de l’essence s’élève à environ 400, contre 40 s’agissant du diesel. Les négociants disposent ainsi de nombreuses possibilités de mélange. Ils peuvent modifier précisément leurs carburants en fonction des marchés pour lesquels ils les produisent. Cette technique de mélange ciblé est appelée « blending on spec ». Le but : se rapprocher au plus près des limites admises. Concrètement, le travail des traders de Trafigura, Vitol ou Glencore se fait devant plusieurs écrans, à Genève ou à Londres.
Telles des « araignées tissant leur toile », nous explique un expert, ils doivent disposer d’un vaste réseau de contacts pour savoir constamment quelles raffineries ont des produits à écouler, quel type de produits intermédiaires est commercialisable dans quel pays, ou encore où se trouve chaque tanker. « Plus le trader est en mesure de livrer un produit intermédiaire spécifique au bon moment et au bon endroit, plus il peut engranger de bénéfices », explique notre enquêtrice Marietta Harjono. Totalement méconnue, « cette activité requiert suffisamment de capacité de stockage sur des sites stratégiques pour avoir accès aux produits intermédiaires, et de bien connaître les réglementations en vigueur dans chaque pays. »
Photo: https://www.publiceye.ch
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Je recommande fortement l’article ci-dessus pour un débat objectif sans polémique:
http://www.agefi.com/ageficom/news/detail-ageficom/edition/online/article/le-rapport-de-long-public-eye-nest-pas-tant-une-critique-des-negociants-quune-charge-contre-les-etats-africains-malgre-leurs-efforts-de-transition-435544.html
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