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L’International Crisis Group (ICG) est une organisation non gouvernementale internationale, à but non lucratif, dont la mission est de prévenir et résoudre les conflits grâce à une analyse de la situation sur le terrain et des recommandations indépendantes.
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Le cinquième sommet triennal entre l’Union africaine (UA) et l’Union européenne (AE ) s’est tenu les 29 et 30 novembre 2017 à Abidjan, en Côte d’Ivoire. L’Union africaine et l’Union européenne sont plus que jamais à un tournant crucial de leur coopération. Le fait que le sommet ait été rebaptisé Sommet UA-UE, plutôt qu’Afrique-UE dénote de la nouvelle trajectoire prise par les deux organisations. Les deux institutions font face à des recompositions institutionnelles internes qui seront décisives pour l’avenir de leur relation. L’UA a vu le retour du Maroc en janvier 2017 après 33 ans d’absence renforcant sa posture d’organisation continentale. l’UE quant à elle fait face à la sortie du Royaume-Uni de l’Union.
Certains aspects de la coopération représentent les mêmes enjeux et les mêmes intérêts pour les deux institutions tels que la migration, le terrorisme, la paix et la sécurité. Ces domaines connaissent de nombreuses mutations et font l’objet de désaccords entre les deux institutions dans la vision et les solutions. Il semble aujourd’hui important de repenser les relations entre les deux institutions.
WATHI a porté son choix sur ce rapport d’International Crisis Group (ICG) rédigé à partir d’entretiens approfondis avec des représentants officiels de l’UA et de l’UE et de leurs Etats membres effectués à Addis-Abeba, Bruxelles, Berlin, Djouba, La Haye, Londres, Nairobi et Pretoria entre janvier et octobre 2017 parce qu’ il fournit une analyse détaillée des relations entre les deux institutions. Il identifie et évalue les points de désaccord, examine les préoccupations et les doléances des uns et des autres et suggère des moyens de consolider les liens en réduisant l’écart qui sépare les deux organisations aujourd’hui.
Le sommet UA-UE constitue une excellente occasion pour mener les discussions, réfléchir sur les axes stratégiques, redéfinir les priorités dans certains domaines et poser de nouvelles bases et de nouvelles perspectives pour repenser les relations entre les deux organisations. Les pays de la zone WATHI sont membres de l’Union africaine et sont concernés par les recommandations du rapport d’ICG notamment celles relatives aux Communautés économiques régionales pour les pays de la CEDEAO.
En matière de paix et de sécurité, L’UE est un des principaux partenaires de l’UA. Elle a déboursé plus de 2 milliards d’euros d’aide depuis 2004. Le Fonds européen de développement (FED) dont le budget est 5,36 milliards de dollars soient 4,478 milliards d’euros en 2014-2016), finance la Facilité de soutien à la paix pour l’Afrique (APF, en anglais), le mécanisme financier des activités de paix et de sécurité de l’UA. L’Union africaine doit établir clairement ses priorités stratégiques en définissant son rôle en matière de paix et de sécurité. Elle doit choisir soit de se concentrer sur l’élaboration et l’harmonisation des orientations et la supervision des politiques, soit de se contenter de la mise en œuvre de projets.
L’UA doit également redéfinir et renforcer ses rapports avec les Communautés économiques régionales (CER). Celles ci doivent jouer un rôle technique dans la mise en œuvre des projets définis par l’organe régional et sous sa coordination. En matière de paix et de sécurité, par exemple, l’UA doit « réévaluer ses relations avec les communautés économiques régionales et définir clairement quelles organisations doivent prendre la main en cas de conflit. » En effet, le protocole d’accord qui régit ces relations ne détermine pas clairement quelle organisation prend le pas sur les autres. Ce manque de précision concernant ces principes est une source de tensions entre l’UE et L’UA. L’organisation continentale accuse l’UE de préférer les CER qu’ elle pense plus efficaces remettant ainsi en cause son rôle d’organe continental.
Un autre axe stratégique, crucial à la vitalité des relations entre l’UA et l’UE est la question de la migration et de la mobilité entre les deux continents. La question migratoire en effet est une question difficile, complexe et objet d’intérêts communs entre les deux organisations. « L’UE, par sa réaction impulsive à l’augmentation des flux de migrants en situation irrégulière venant d’Afrique, s’est aliéné l’UA qui souhaite que l’Europe augmente les voies légales de migration et s’attaque au cœur du problème plutôt que de fermer ses frontières » Il paraît opportun de poser ce débat sur la table et d’en discuter de façon ouverte, de trouver des solutions communes permettant de prendre en compte les inquiétudes de l’Europe et de l’Afrique.
De manière plus générale les deux organisations doivent aller dans le sens d’établir des relations plus basées sur un rapport d’égal à égal. Il semble opportun de sortir de la relation « bailleur- bénéficiaire » pour établir un vrai partenariat entre deux acteurs ayant des intérêts communs. Pour cela il faut dépasser le lien colonial, les relations entre l’UE et l’UA en effet semblent « trop émotionnelles, trop ancrées dans l’histoire coloniale, ce qui constitue le terreau de la méfiance et du ressentiment » qui ne permet pas d’identifier véritablement les désaccords, poser les débats, aborder les points stratégiques et sortir du cadre commercial (réclamations, négociations). Il semble important de pouvoir énoncer de façon précise les intérêts communs aux deux organisations afin de dégager des axes stratégiques d’une véritable gestion conjointe de ces intérêts.
L’UA souhaite faire moins appel à l’aide extérieure et ses membres ont accepté la proposition consistant à reverser 0,2 % du montant des importations du continent, ce qui lui permettrait de disposer d’un milliard d’euros par an.
LES EXTRAITS SUIVANTS PROVIENNENT DES PAGES: 1-10,11-18
De nombreux liens existent entre l’Afrique et l’Europe. L’UE, constituée de ses 28 membres, représente le principal partenaire commercial de l’Afrique, l’investisseur étranger le plus important, la première source de transferts financiers et le plus grand fournisseur d’aide au développement et d’aide humanitaire. Les deux continents sont géographiquement proches (moins de 15 kilomètres les séparent) et ils ont une histoire commune, bien que parsemée d’embûches. Lorsque la situation sécuritaire de l’un est en péril, l’autre en ressent rapidement les conséquences : l’instabilité en Libye et au Sahel, par exemple – due, en partie du moins, à l’intervention européenne –, a entrainé l’augmentation du nombre de migrants qui traversent la Méditerranée.
Le contexte géopolitique de la diplomatie multilatérale se détériore sous l’action du président des Etats-Unis Donald Trump qui privilégie une approche bilatérale et transactionnelle des affaires étrangères et cherche à réduire considérablement le soutien financier des Etats-Unis aux Nations unies, en particulier dans le domaine du maintien de la paix. Les contours de la politique africaine de l’administration Trump ne sont pas clairement définis même si la lutte contre le terrorisme sera maintenue, voire renforcée, en particulier dans la Corne de l’Afrique et dans le bassin du lac Tchad, ce qui n’apportera que des réponses à court terme dans les pays comme la Somalie et le Nigéria, tout en faisant encore davantage de victimes civiles.
L’influence de la Chine continue de croitre sur le continent. La politique africaine de Pékin a été orientée par les intérêts économiques, mais le pays a dû s’engager dans les opérations de maintien de la paix et de résolution des conflits au Mali et en particulier au Soudan du Sud afin de protéger ses investissements
L’influence de la Chine continue de croître sur le continent. La politique africaine de Pékin a été orientée par les intérêts économiques, mais le pays a dû s’engager dans les opérations de maintien de la paix et de résolution des conflits au Mali et en particulier au Soudan du Sud afin de protéger ses investissements. Les Etats du Golfe et la Turquie ont une présence commerciale, diplomatique et militaire accrue en Afrique, en particulier dans la Corne de l’Afrique, mais il est encore difficile d’évaluer si cela va compromettre ou au contraire renforcer la stabilité de la région.
La façon dont les deux institutions vont s’ajuster à ces défis internes et externes aura des incidences majeures sur leur partenariat en matière de paix et de sécurité. Elles devront, pour consolider leur relation, canaliser des frustrations tenaces qui constituent le terreau de la méfiance et du ressentiment.
Ce rapport a été rédigé à partir d’entretiens approfondis avec des représentants officiels de l’UA et de l’UE et de leurs Etats membres, effectués à Addis-Abeba, Bruxelles, Berlin, Djouba, La Haye, Londres, Nairobi et Pretoria entre janvier et octobre de cette année. Il fournit une analyse détaillée des relations entre les deux institutions, identifie et évalue les points de désaccord, examine les préoccupations et les doléances et suggère des moyens de consolider les liens en réduisant l’écart qui les sépare aujourd’hui.
L’Afrique et l’Europe à la croisée des chemins
L’UA : vers davantage d’autonomie et d’efficacité
Pour réduire la dépendance de l’UA à l’égard des bailleurs extérieurs, les Etats membres se sont, en principe, engagés à augmenter sensiblement leurs contributions, y compris pour les activités relatives à la paix et à la sécurité. Soucieux d’obtenir un retour sur investissement, ils ont entamé un processus de réforme en profondeur qui, s’il est mené à bien, permettra à l’UA d’être plus réactive et plus efficace.
La réforme financière
En juillet 2015, les dirigeants africains se sont engagés à fournir 25 pour cent du financement du budget de l’UA pour les opérations de paix et de sécurité d’ici 2020. Cette décision indique que l’UA est consciente du fait qu’elle entretient une dépendance excessive et intenable vis-à-vis de l’aide extérieure, et que cette dépendance l’empêche de définir ses propres orientations et restreint sa marge de manœuvre. Cette volonté d’indépendance financière de certains Etats membres remonte à la crise libyenne de 2011, au cours de laquelle la France, le Royaume-Uni, les États-Unis et leurs alliés avaient mis l’UA à l’écart et rejeté sa feuille de route visant à négocier la sortie de Muammar Kadhafi. Ce sentiment d’impuissance a été exacerbé lorsque l’Afrique, paralysée par des divergences politiques internes et par le manque de moyens militaires, a assisté à la montée des insurrections repoussées par les troupes militaires françaises au Mali et en République centrafricaine (2012 et 2013).
En juillet 2016, les Etats membres ont accepté la proposition de Donald Kaberuka, ancien président de la Banque africaine de développement aujourd’hui haut-représentant pour le Fonds de la paix de l’UA, consistant à reverser 0,2 pour cent du montant des importations de « tous les produits éligibles » du continent
En juillet 2016, les Etats membres ont accepté la proposition de Donald Kaberuka, ancien président de la Banque africaine de développement aujourd’hui haut-représentant pour le Fonds de la paix de l’UA, consistant à reverser 0,2 pour cent du montant des importations de « tous les produits éligibles » du continent. Cette taxe permettrait de générer un milliard d’euros (1,2 milliard de dollars) par an. Cette décision a permis d’envisager un financement plus prévisible et plus durable des opérations de soutien à la paix menées par l’UA grâce aux contributions de l’ONU, mais elle doit découler sur la constitution de réserves financières avant que ce financement ne puisse être débloqué. A ce jour, seuls le Ghana et le Rwanda ont intégré cette taxe dans le droit national. Le Tchad, l’Ethiopie, le Kenya et la République du Congo sont les seuls autres Etats qui ont pris des mesures pour instituer cette taxe.
La réforme institutionnelle
Lors du sommet de l’UA de janvier, le programme de réforme radical du président rwandais Paul Kagame, élaboré sur la demande de certains chefs d’Etats membres six mois plus tôt, a été adopté. Si le programme de Kagame était adopté, l’Union africaine concentrerait ses travaux sur quatre thèmes transversaux pour le continent : la paix et la sécurité ; les questions politiques ; la définition d’une zone africaine de libre-échange ; la représentation de l’Afrique dans les affaires mondiales. Les réformes visent également à instaurer un partage de responsabilité clair entre l’UA, les Etats membres et les communautés économiques régionales (CER) et les mécanismes régionaux (MR) – qui sont au cœur de l’architecture africaine de paix et de sécurité (APSA, en anglais) – en vertu du principe de subsidiarité de l’UA selon lequel la résolution des conflits doit être menée par les acteurs qui sont au plus près de la crise. La réforme comprend un ensemble complet de procédures de recrutement du personnel de la Commission de l’UA, un processus de sélection du président plus fiable et davantage fondé sur le mérite et un recrutement par concours du vice-président et des commissaires.
La réforme comprend un ensemble complet de procédures de recrutement du personnel de la Commission de l’UA, un processus de sélection du président plus fiable et davantage fondé sur le mérite et un recrutement par concours du vice-président et des commissaires
Les réformes financières de Kaberuka sont au cœur des projets de Kagame. Lors du sommet de juillet, Kagame a déclaré aux dirigeants de l’UA : « Ces mesures constituent la pierre angulaire de toutes nos actions. L’indépendance et l’autonomie de l’Union africaine sont vitales pour notre continent. » L’Union africaine, si elle ne parvient pas à obtenir le financement d’autres Etats membres, ne sera bientôt plus en mesure d’accomplir son mandat en matière de sécurité et les opérations de soutien à la paix menées par l’UA se trouveront privées des contributions de l’ONU. Les autres partenaires – y compris l’UE – exigeront progressivement de l’UA qu’elle apporte davantage de fonds propres avant d’apporter leur contribution.
L’UE : une rupture et un déclin
La décision du Royaume-Uni de quitter l’UE aura des répercussions majeures sur les relations entre l’UE et l’UA. Le Royaume-Uni contribue à hauteur de 15 pour cent au budget du Fonds européen de développement (FED) (5,36 milliards de dollars soient 4,478 milliards d’euros en 2014-2016), qui finance la Facilité de soutien à la paix pour l’Afrique (APF, en anglais), le mécanisme financier des activités de paix et de sécurité de l’UA. Le Royaume-Uni continuera de financer ses propres programmes d’aide en Afrique, et il est possible qu’une partie de cette aide reste acheminée par les mécanismes européens tels que le FED. Quoi qu’il en soit, il est très peu probable que le niveau de dépenses actuelles an faveur de l’UA soit maintenu.
Au cours des dernières années, la politique africaine de l’UE a été le résultat d’un équilibre délicat entre les intérêts de la France et ceux du Royaume-Uni. Les deux pays ont utilisé les financements de l’UE pour favoriser leurs intérêts nationaux sur le continent. Le Brexit va probablement se traduire par un déplacement de la Corne de l’Afrique (et en particulier de la Somalie, qui a le plus bénéficié du financement de l’APF) vers le Sahel et l’Afrique de l’Ouest. Ce changement sera opéré non seulement par la France, mais aussi par le président de la Commission de l’UA, Moussa Faki Mahamat, originaire d’un pays, le Tchad, qui joue un rôle essentiel dans la lutte contre Boko Haram dans le bassin du lac Tchad et contre les groupes jihadistes au Mali. Cette tendance est déjà visible d’ailleurs – la France a fortement influé sur la décision d’allouer 50 millions d’euros (59,8 millions de dollars) au G5 Sahel chargé de lutter contre le terrorisme et le crime organisé dans la région.
Au cours des dernières années, la politique africaine de l’UE a été le résultat d’un équilibre délicat entre les intérêts de la France et ceux du Royaume-Uni. Les deux pays ont utilisé les financements de l’UE pour favoriser leurs intérêts nationaux sur le continent
Reste à savoir si la présence militaire et économique renforcée de l’Allemagne se manifestera par un plus grand pouvoir politique en Afrique. L’Allemagne n’a pas encore acquis la confiance dont font preuve la France et le Royaume-Uni dans ce domaine. Elle semble peu disposée à reprendre le flambeau du Royaume-Uni : « Les approches du Royaume-Uni et de l’Allemagne sont très différentes : la première est militaire tandis que la seconde est civile. » La politique étrangère plus affirmée de l’Allemagne pourrait se faire l’écho de sa puissance économique croissante au sein de l’union après la crise économique. L’Alliance pour le Sahel, récemment conclue entre l’Allemagne, la France et l’UE et qui vise à améliorer la coordination de l’aide au développement dans la région, pourrait en être un premier signe et constitue un bon exemple de la façon dont le partenariat franco-allemand pourra être utilisé à l’avenir.
Migration et terrorisme
Deux questions – la migration et le terrorisme, intimement liés dans l’imaginaire européen, mais pas dans celui de l’Afrique – ont permis à l’UE de prendre la mesure de la proximité géographique entre les deux continents. Elles sont à la fois la plus grande source de conflits et le meilleur motif de coopération entre les deux institutions.
La question qui divise l’UA et l’UE est celle du lien entre le terrorisme et la migration. Les tentatives récurrentes, en particulier dans les médias, visant à établir un lien de cause à effet entre les migrants africains et l’augmentation du nombre d’attentats terroristes suscitent des inquiétudes. Cet aspect, parmi d’autres, de l’action de l’UE en matière de migration a jeté un froid sur les relations avec l’UA.
La question qui divise l’UA et l’UE est celle du lien entre le terrorisme et la migration. Les tentatives récurrentes, en particulier dans les médias, visant à établir un lien de cause à effet entre les migrants africains et l’augmentation du nombre d’attentats terroristes suscitent des inquiétudes
L’Europe a adopté une double approche face à la migration africaine et ce qu’elle considère comme son corolaire, la menace terroriste. Premièrement, à travers le Cadre de partenariat et le Plan d’investissement extérieur européen, l’UE tente de s’attaquer aux causes profondes de l’instabilité, des déplacements forcés et de la migration irrégulière. Des observateurs extérieurs ont remis en question des accords conclus conformément au Cadre de partenariat et qui proposaient des mesures d’incitations visant à réduire le flux de migrants à des gouvernements répressifs comme le Soudan ou l’Erythrée dont les politiques nationales incitaient les populations à fuir vers l’Europe.
Certains Etats membres ont également contesté les fondements éthiques de ce programme. Deuxièmement, pour sécuriser la frontière sud, l’UE et ses Etats membres ont augmenté leur présence militaire et le nombre d’opérations de lutte contre le terrorisme dans le Sahel et le bassin du lac Tchad, qui sont des points de transit et d’origine des migrants africains en situation irrégulière. Ils ont notamment soutenu le G5 Sahel.
L’aide proposée ne suffisait même pas à apaiser les inquiétudes relatives au manque à gagner lié aux transferts d’argent, dont le montant est évalué à plus de 32 milliards de dollars par an
La création de cette « forteresse européenne » , allant de pair avec une diplomatie malhabile, dont l’exemple le plus frappant est le fiasco du Sommet de La Valette, a isolé l’Afrique. Après la noyade de 800 migrants qui avaient traversé depuis la Libye en avril 2015, l’UE a réuni des dirigeants des deux continents à La Valette, Malte, en novembre de la même année. L’échec était dans l’air avant que la réunion ne commence : certains critiques ont déclaré que l’UE n’avait pas suffisamment consulté l’UA ou ses Etats membres et avait trié sur le volet les dirigeants avec lesquels elle souhaitait travailler. Malgré la promesse de l’UE d’investir 1,9 milliard de dollars pour s’attaquer aux causes profondes de la migration à travers le Fonds fiduciaire d’urgence, les Africains ont quitté la réunion insatisfaits et insultés par ce qu’ils ont perçu comme une approche discriminatoire de l’UE (accepter les Syriens qui fuient le conflit, mais ignorer les Africains qui fuient la pauvreté) et par ses tentatives de les forcer à accepter automatiquement les migrants expulsés. L’aide proposée ne suffisait même pas à apaiser les inquiétudes relatives au manque à gagner lié aux transferts d’argent, dont le montant est évalué à plus de 32 milliards de dollars par an.
Le Fonds fiduciaire d’urgence a également engendré une certaine déception en particulier auprès des communautés économiques régionales (CER) : « C’est un échec », a déclaré un représentant des CER. Les représentants des CER ont l’impression que l’argent a été dépensé pour la sécurisation des frontières plutôt que pour traiter les causes de la migration, comme cela avait été annoncé. Certains organes régionaux ont le sentiment d’avoir été lésés, car les ressources qui avaient été allouées à leurs programmes ont été transférées au fonds d’urgence. Certains considèrent que les projets sont mal gérés et que des contrats sont attribués à des agences d’aide européennes qui n’ont pas toujours l’expérience ou les connaissances locales requises. La compétition pour les ressources risque également de « diviser le continent », car de nombreux pays d’origine estiment que les besoins ne sont pas satisfaits. En outre, un ressentiment persiste concernant les sommes mises à la disposition de l’Afrique, en particulier au regard de l’accord relativement lucratif proposé à la Turquie.
Sur cette question, les Européens et les Africains ont des opinions diamétralement opposées : l’UE s’entête à essayer d’éviter les migrations irrégulières tandis que l’UA tente de trouver des moyens d’augmenter les flux réguliers. Il faut trouver un terrain d’entente. L’UE devrait lâcher du lest pour trouver des moyens de faire venir les travailleurs qualifiés, dont l’Europe aura grand besoin étant donné le vieillissement de sa population. De son côté, l’UA devrait coopérer davantage sur la question des personnes rapatriées ; par exemple, les Etats membres de l’UE sont très contrariés par le refus de l’Ethiopie de réadmettre 32 migrants venant d’Europe alors que le pays prévoit la réadmission de centaines de milliers de citoyens expulsés par l’Arabie saoudite. L’UA et l’UE devraient également trouver un espace de dialogue en dehors de la question de la migration vers et à partir de l’Europe, tel que les causes de cette migration, thème sur lequel les deux institutions affichent leur intérêt.
Marquée par La Valette, l’Afrique s’oppose à toute discussion sérieuse sur la migration à l’occasion du prochain sommet UA-UE. L’UE souhaiterait entamer le débat au cours du sommet UA-UE, mais hésite à l’inscrire à l’ordre du jour. Elle espère utiliser le thème central de la jeunesse pour remettre la migration sur le tapis.
Paix et sécurité : quel rôle pour l’UA ?
L’architecture de paix et de sécurité du continent, conçue et élaborée au cours des années 2000, doit évoluer pour faire face aux enjeux actuels. L’UA et ses Etats membres tentent de s’adapter en adoptant de nouvelles initiatives telles que le processus de Nouakchott, dont l’objectif était de renforcer la coopération en matière de sécurité entre onze pays de l’Afrique de l’Ouest et du Sahel, et le mécanisme AFRIPOL de l’UA pour la coopération entre les forces de police et en autorisant la mise en œuvre de forces ad hoc telles que la Force mixte multinationale du bassin du lac Tchad (FMM) et le G5 Sahel. Néanmoins, pour éviter cette approche décousue, l’architecture de paix et de sécurité doit être repensée en profondeur, et le rôle qu’y joue l’UA doit être redéfini. Le processus de réforme de Kagame est l’occasion de mener cette transformation, mais l’UA doit, pour ce faire, entamer une réflexion stratégique.
L’architecture de paix et de sécurité du continent, conçue et élaborée au cours des années 2000, doit évoluer pour faire face aux enjeux actuels
Ceux qui soutiennent le G5 et la FMM considèrent que ces forces sont des réponses flexibles et innovantes aux nouvelles menaces pour la sécurité. D’aucuns sont inquiets des implications à long terme pour la durabilité de l’UA et son architecture de paix et de sécurité. Ces forces ad hoc sont séparées de l’architecture actuelle, car elles ne sont pilotées ni par l’UE ni par une communauté économique régionale. Leurs mandats ont pourtant été validés par le Conseil de paix et de sécurité de l’UA, ce qui leur permet d’avoir accès aux financements de l’UE, qui devraient être acheminés par l’UA. Mais au lieu de cela, pour éviter les désagréments qui ont frappé les troupes de la FMM, qui ont dû se passer pendant plus d’un an d’équipements essentiels, l’UE a décidé de ne pas impliquer l’UA dans le processus de financement et de nommer un fournisseur extérieur de services d’approvisionnement.
Comme le stipulent ses textes fondateurs, l’UA a la responsabilité première de la paix et de la sécurité sur le continent
L’UA n’a pas contesté cette décision, bien qu’elle risquait de mettre gravement en péril son autorité. Comme le stipulent ses textes fondateurs, l’UA a la responsabilité première de la paix et de la sécurité sur le continent. En cédant à la pression de l’UE et de certains Etats membres de l’UA, et en acceptant de se contenter d’approuver la formation du G5 sans exiger un droit de regard politique et financier sur la mission, l’UA a cédé une partie de son pouvoir, ce qui crée un précédent qu’il sera difficile d’ignorer. D’un point de vue institutionnel, il aurait été plus prudent de la part de l’UA de demander au secrétariat du G5 de lui fournir un rapport régulier de ses progrès et de l’application du mandat établi. A l’inverse, l’UA a abandonné un moyen de pression essentiel sur les organismes régionaux et les Etats membres : l’accès aux financements européens.
Les priorités stratégiques de l’UA
Pour s’adapter à la nature volatile des conflits et à l’émergence de forces ad hoc telles que le G5, l’UA doit mettre en œuvre une stratégie cohérente pour la paix et la sécurité et définir clairement son rôle.
L’UA a une pléthore d’objectifs ambitieux, mais ses priorités stratégiques ne sont pas définies clairement. La multiplication de déclarations et de feuilles de route élaborées au cours des dernières années en témoigne.Toutes les personnes rencontrées dans le cadre de ce rapport avaient des opinions différentes, voire diamétralement opposées, quant aux perspectives d’avenir de l’UA. D’un point de vue stratégique, l’UA est perdue entre la volonté de faire régner la paix et la sécurité sur le continent d’ici 2063 – un calendrier qui rend toute planification hasardeuse – et l’objectif à beaucoup trop court terme de « faire taire les armes » d’ici 2020.Il est difficile d’estimer le degré d’adhésion des Etats membres à ces mécanismes et grandes orientations, ce qui implique que la vision affichée dans ces documents pourrait être déconnectée des réalités politiques du continent.
L’UA a une pléthore d’objectifs ambitieux, mais ses priorités stratégiques ne sont pas définies clairement. La multiplication de déclarations et de feuilles de route élaborées au cours des dernières années en témoigne
Le Fonds pour la paix est peut-être le plus représentatif de la vision actuelle de l’UA, puisque c’est le seul cadre que les Etats membres se sont engagés à financer eux-mêmes. Il est composé de trois volets : la médiation et la diplomatie préventive, la capacité institutionnelle et les opérations de soutien à la paix. Mais les responsables africains ne sont pas tous d’accord avec ces priorités. Un diplomate africain a par exemple déclaré que l’UA ne devrait pas s’engager dans des opérations de paix couteuses et dont le succès reste limité. Un autre diplomate s’interrogeait sur le rôle réel de l’UA dans la prévention des conflits, suggérant que l’institution se contentait de suivre les orientations des Nations unies et de l’UE.
Un des aspects essentiels qui ne sera pas financé par le Fonds pour la paix est celui de la reconstruction et du développement après un conflit (PCRD, en anglais) malgré le souhait unanime de la Commission, des communautés économiques régionales et des Etats membres de conférer un rôle plus déterminant dans la stabilisation et la reconstruction des pays sortant d’un conflit. Une des raisons de cette omission est le cout élevé des activités de PCRD. La question de savoir si l’UA devrait simplement établir des orientations stratégiques ou si elle devrait également participer à la mise en œuvre de ces activités est également controversée. Les organes régionaux ont tendance à pencher pour la première option. Les partenaires de l’UA, en particulier l’UE, sont en revanche très réticents à financer les efforts de reconstruction après un conflit.
L’UA ET LES COMMUNAUTES ECONOMIQUES REGIONALES
Les relations que l’UA établira avec les communautés et les mécanismes économiques régionaux (qui sont la clé de voute de l’architecture de sécurité du continent) seront déterminantes dans la définition du rôle de l’UA en matière de paix et de sécurité. Ces relations ont été marquées par « la tension et la compétition » relatives au rôle de chaque organisation – les désaccords entre l’UA et la Communauté d’Afrique de l’Est sur le cas du Burundi en sont un exemple. Les rivalités sont principalement dues aux compétitions autour de l’accès aux ressources financières disponibles en cas de crise – le financement de la médiation, des observateurs, des équipements, de la formation, et les opérations lucratives de maintien de la paix. « La gestion de la paix et la sécurité est une mine d’or pour les organisations régionales », a déclaré un haut fonctionnaire du département des Affaires politiques de l’ONU.
Les relations que l’UA établira avec les communautés et les mécanismes économiques régionaux (qui sont la clé de voute de l’architecture de sécurité du continent) seront déterminantes dans la définition du rôle de l’UA en matière de paix et de sécurité
Le protocole d’accord qui régit ces relations ne détermine pas clairement quelle organisation prend le pas sur les autres. L’article IV, relatif aux principes directeurs, reconnait la responsabilité principale de l’UA dans le maintien et la protection de la paix et de la sécurité et poursuit en insistant sur la nécessité de respecter « les principes de subsidiarité, de complémentarité ainsi que des avantages comparatifs respectifs des parties ». Le manque de précision concernant ces principes est une source de tensions. Par ailleurs, les Etats membres de l’UA n’ont pas confiance en leur institution continentale – les diplomates européens sont plus enclins à vanter les mérites de l’UA que leurs homologues africains. Les dirigeants préfèrent gérer les crises à l’échelle régionale, car c’est à ce niveau qu’ils ont une plus grande influence politique et qu’ils peuvent mieux défendre leurs intérêts nationaux et régionaux, qui ont, on ne s’en étonnera pas, tendance à passer avant une résolution rapide des conflits dans un autre pays.
L’UE voudrait que les communautés économiques régionales jouent un rôle plus important, en partie parce qu’elles disposent d’une meilleure connaissance des conditions et des dynamiques locales, mais aussi parce qu’elle considère que l’UA ne remplit pas son rôle. Cela dit, les capacités et le niveau de préparation de ces organes régionaux varient considérablement. Cette préférence de l’UE pour les régions crée malheureusement une atmosphère de compétition. L’UA s’en indigne, car elle a le sentiment que l’UE a recourt aux régions quand elle ne parvient pas à trouver un accord à l’échelle continentale, faisant fi du rôle majeur de coordination de l’UA. « La situation va dégénérer rapidement si l’UE continue à porter sa préférence sur les régions », a déclaré le représentant d’une CER préoccupé par le manque de capacités de son organisation.
Source photo : huffpostmaghreb.com