Auteur : Romain Huret
Site de publication : Open Edition Journals
Type de publication : Revue
Date de publication : septembre 2007
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Introduction
Dans les années 1960, le président de l’université de Californie, Clark Kerr, invente le néologisme de « multiversité » pour désigner la singularité de l’université américaine : elle n’offre pas simplement une formation scientifique comme ce fut le cas dans le passé mais elle a désormais pour objectif de préparer les citoyens aux enjeux du monde moderne. C’est selon lui la force du modèle universitaire américain : s’il a emprunté à l’Allemagne ses pratiques de recherche, il a réussi le tour de force de démocratiser le système tout en l’intégrant pleinement à la vie économique et sociale du pays.
Dans un pays plongé au cœur de la guerre froide, l’enthousiasme de Kerr doit beaucoup à l’optimisme des années 1960. Mais cette conception n’est pas un pur effet de rhétorique, aiguisé par l’opposition avec l’ennemi soviétique. L’investissement des Américains dans le système éducatif, et notamment dans l’enseignement supérieur, a été massif, émanant du secteur public mais également du secteur privé. C’est une politique qui remonte au début du vingtième siècle et qui, en raison de sa malléabilité, a su parfaitement s’adapter aux différentes mutations géopolitiques et économiques.
La force du modèle tient en peu de choses : mettre l’université au cœur de la société en la reliant en amont à la diversité sociale du pays sans cesse renouvelée par l’immigration, et en aval aux entreprises qui assurent l’exceptionnelle réussite du pays dans le monde. La porosité entre les deux mondes transforme l’université en caisse de résonance des débats intellectuels et politiques qui parcourent le pays. Est-ce un hasard si les premiers programmes de discrimination positive ont été d’abord mis en place dans les entreprises et les universités au cours des années 1960.
Cette conception d’un rôle social, économique et culturel de l’université, alors que la France insiste principalement sur la fonction citoyenne, ne fait pas nécessairement de l’université américaine un modèle qu’il faudrait imiter. C’est en raison même de cette porosité avec la société que l’université américaine présente des traits moins louables et qui en limitent incontestablement le pouvoir d’action et sans doute, à terme, les capacités de recherche.
La naissance d’un modèle universitaire
La visite d’une université américaine est souvent trompeuse pour un voyageur français pressé. La douceur et le luxe des campus, souvent éloignés des centres-villes, donnent l’image de belles tours d’ivoire fort éloignées de la réalité du monde. Pourtant, l’université est au cœur de la société américaine, de sa vie économique et de la vie culturelle aussi bien pour les universités publiques que pour les universités privées.
Très tôt, le pays a compris que, sans une fluidité sociale en amont et une collaboration multiple en aval, l’université ne serait qu’une coquille vide, un lieu de production du savoir déconnecté des réalités pratiques. C’est du côté de l’Allemagne que les réformateurs américains puisent leurs inspirations lorsqu’ils réfléchissent aux profondes mutations apportées par la révolution industrielle.
En effet, la réflexion sur l’université américaine s’est accélérée au début du vingtième siècle. Les élites américaines décident de renforcer la collaboration entre les universités, les fondations philanthropiques et les entreprises. Les centres de recherche deviennent dès lors financés par le biais de fonds privés. Un système de défiscalisation des revenus en cas de création de fondations permet de garantir le bon fonctionnement de l’ensemble. Comme l’a démontré l’historien Olivier Zunz, la mise en place de ce modèle a permis un essor important de l’économie américaine : c’est une triangulation particulièrement efficace qui se met alors en place.
L’explication de la réussite américaine n’est pas à chercher ailleurs. Certes, le système a connu des modifications au cours du vingtième siècle. Les élites ont parfaitement compris que, sans un recrutement social plus diversifié, le système risquait de se gripper rapidement.
Dès le lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’État accentue son rôle croissant en aidant non seulement les étudiants à accéder à l’université mais également en créant une structure de financement de la recherche, la National Science Foundation. L’objectif est alors double : élargir le recrutement social des étudiants en rendant l’université accessible à tous les chercheurs ; intensifier la recherche ensuite. Dès la fin de la guerre, le GI Bill ouvre les portes de l’enseignement supérieur à plus de deux millions d’anciens combattants sur les quatorze millions qui furent mobilisés.
En 1958, au lendemain du choc causé par l’envoi du satellite Spoutnik dans l’espace, le vote du National Defense Education Act marque une autre étape importante : la loi accorde des bourses de quatre années aux étudiants et des crédits d’équipement aux universités. Corollaire de cette volonté d’ouverture sociale, la fin de la ségrégation accélère l’élimination des inégalités structurelles du système : l’arrêt de la Cour Suprême, Brown v. Board of Education, en 1954, rend possible une intégration des Afro-américains.
Dans la mesure où le système américain se distingue par l’absence de fortes sélections au niveau de l’enseignement secondaire, les étudiants voient leur nombre croître fortement. Grâce aux subsides du gouvernement fédéral, d’entreprises privées et de fondations philanthropiques, ils passent de 2,3 millions en 1947 à plus de douze millions trente ans plus tard.
La massification de l’enseignement supérieur entraîne une explosion du nombre d’institutions universitaires : dans les années 1980, on en dénombre plus de quatre mille sur l’ensemble du territoire. Dans ces conditions, l’enseignement supérieur devient un marché comme les autres : chaque année, la presse classe les meilleures universités à l’aide de critères plus ou moins pertinents. La concurrence est extrêmement poussée.
Dès les années 1960, l’économiste de Chicago, Gary Becker, formule sa théorie du capital humain pour désigner l’investissement nécessaire à l’accomplissement de longues études. Si les parents veulent garantir un avenir à leur progéniture, il faut désormais être prêt à en assumer le coût.
Priorité à la recherche
La guerre a démontré la réussite d’une symbiose entre la recherche universitaire et le monde des entreprises : le projet Manhattan, qui permit au pays de se doter de l’arme nucléaire, ne fut-il pas le résultat d’une collaboration entre les physiciens des meilleures universités et l’entreprise américaine Du Pont de Nemours, alors spécialisée dans les bas nylons ? Cette focalisation sur la recherche ne transforme pas nécessairement les universités en laboratoires hyperspécialisés.
Si la France se singularise par un effort de sélection des élites le plus tôt possible au sein de l’enseignement secondaire, qui iront ensuite alimenter les classes préparatoires et les grandes écoles, les États-Unis ne possèdent pas de système de sélection aussi précoce. Certes, les résultats aux fameux tests Scholastic Aptitude Test (SAT) à la fin des études secondaires sont importants pour le choix d’une université. Ce célèbre test est devenu un rite de passage, alimentant un marché florissant de préparation aux tests à l’image des célèbres manuels de la maison d’édition Kaplan.
Seuls les étudiants qui obtiennent les meilleurs résultats aux tests peuvent intégrer les prestigieuses universités Ivy League de la côte est. Quel que soit son choix, l’étudiant entame un cursus en partie généraliste (undergraduate studies) : il ne choisit que des matières majeures et mineures. Ce n’est qu’ensuite qu’il se spécialise dans le domaine de son choix (graduate studies) et bénéficie souvent de conditions de travail optimales.
Jusqu’à la fin des années 1960, les Américains utilisent pleinement les ressources nationales. À cette date, ils se rendent compte cependant du formidable potentiel des étudiants étrangers au lendemain des grands mouvements d’indépendance. Des millions d’étudiants se sont donc rendus aux États-Unis pour achever leur cursus universitaire. Dans les laboratoires des prestigieuses universités, c’est une plus-value exceptionnelle pour les laboratoires.
Les limites d’un modèle
Cette commercialisation de l’économie du savoir, revendiquée par les économistes de l’école de Chicago depuis de nombreuses années, a cependant un revers incontestable : si l’université américaine attire les meilleurs talents, quelle que soit leur origine sociale, grâce à un important système de bourses, elle n’efface pas les inégalités sociales et joue de moins en moins son rôle d’ascenseur social.
Cette croissance a introduit une situation de plus en plus concurrentielle et compliqué l’accès aux meilleures universités, créant ainsi un malaise au sein de la société. Ce sont principalement les classes moyennes qui ont souhaité remettre en cause les programmes de discrimination positive dont l’objectif était d’élargir la représentativité des étudiants.
Cette raréfaction de la diversité a des origines simples. Au début des années 1980, les bourses représentaient 55 % de l’aide des étudiants ; 41 % aujourd’hui. Conséquence directe, le recours à l’emprunt est de plus obligatoire pour les parents et/ou les enfants.
Les universités sont contraintes de répercuter sur les frais d’inscription le ralentissement de l’investissement public. Cette diminution des fonds publics s’opère à un moment où le coût moyen de formation par étudiant augmente considérablement.
L’écart se creuse inexorablement entre les universités publiques et privées, en raison de l’augmentation des frais d’équipement, notamment dans le domaine informatique. Est-ce un hasard si les critiques virulentes se multiplient contre l’élitisme de l’université américaine depuis une dizaine d’années ?
Tous les indicateurs vont dans le même sens : le recrutement social tend à s’homogénéiser de façon inquiétante. La méritocratie américaine est en crise. Dans les 146 meilleures universités du pays, qui représentent 10 % de l’ensemble des étudiants, 74 % viennent des segments les plus riches de la société, alors que seulement 3 % seulement viennent de milieux défavorisés. Dans les 253 universités de rang inférieur, les pourcentages sont respectivement de 46 % et 7 %. Seules les petites universités (community colleges) accueillent de façon significative les étudiants pauvres. On est donc loin de la multiversité et du modèle démocratique, voulus par Clark Kerr dans les années 1960 !
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