En République Démocratique du Congo, ériger l’accès au savoir et à la culture en enjeu stratégique national
Féru de lecture depuis mon jeune âge, j’adore dévorer livres et revues, qu’il s’agisse d’un livre sur l’histoire de l’Afrique ou d’une bande dessinée, même parfois controversée, de ma nouvellement acquise collection de Tintin. Ce sont les poches de mes parents qui en ont souffert. Aujourd’hui, j’affecte un budget hebdomadaire à ma passion pour la lecture. Repérer les librairies et autres lieux de vente de produits littéraires s’est imposée comme une activité indispensable.
Depuis 2011, je vis à Kinshasa, en République démocratique du Congo. Mais à Kin, comme on appelle familièrement cette énorme métropole africaine, il y a très peu de « librairies » dignes de cette appellation. On y trouve de nombreux points de vente, et comme toute bonne ville africaine qui se respecte, elle offre une galaxie de « librairies par terre», ces étals de marché où l’on peut se cultiver en acquérant des livres de seconde main, vendus à bas prix, exposés parfois à même le sol.
Mais il y a bien quelque chose de perturbant et de déprimant à Kin : les revues, les magazines et livres sont hors de prix. C’est un constat qui est valable pour tous les produits littéraires, dans tous les points de vente, y compris pour une poignée de produits « made in RD Congo ». En ce qui concerne les revues, magazines et livres étrangers, ils sont tous vendus deux à trois fois plus chers que le prix normal. Revues panafricaines, magazines de mode européens, revues people, tous affichent des prix qui donnent le tournis. Dans un tel rayon, un beau livre sur la culture congolaise est vendu à 100 dollars, alors que le prix recommandé par l’éditeur est de 40 dollars. Les prix des dictionnaires, ces précieux ouvrages, sont multipliés au moins par deux par rapport au prix recommandé.
La question des prix rédhibitoires des produits littéraires est symptomatique d’un plus grand fléau qui affecte la RDC : l’absence de tout contrôle des prix.
Pourquoi le récent livre de l’ancien ministre des Affaires étrangères de RDC Antipas Mbusa Nyamwisi se vend à 80 dollars? A l’inverse, l’oeuvre magistrale de l’auteur néerlandais, David Van Reybrouk, est disponible, via l’auteur, directement à 3 dollars?
A l’intérieur du pays, Bukavu, Lubumbashi, Goma, Bunia, Kindu, Mbandaka, Pweto, Kisangani, les librairies et bibliothèques dignes de cette appellation se comptent sur les doigts d’une main.
Donc ? Concrètement cela veut dire que le Congolais moyen, celui que la galaxie des organisations internationales ont classé parmi les plus pauvres au monde, n’a pas accès à l’information contenue dans ces revues, magazines et livres. Les Congolais qui ont un peu d’argent, même s’ils réfléchissent par deux fois, finissent par acheter. En RDC, l’accès à l’information, au savoir, reste une affaire des élites, des personnes aisées.
Je me suis toujours interrogé sur les raisons de ces niveaux de prix ; et j’ai posé des questions aux vendeurs. Le refrain est le même : « C’est le transport », « L’État nous impose trop de taxes », « c’est la crise internationale », « c’est à cause de la corruption »…
Je crois à la sincérité de ces explications. La question des prix rédhibitoires des produits littéraires est symptomatique d’un plus grand fléau qui affecte la RDC : l’absence de tout contrôle des prix. Autre exemple, autre rubrique : pourquoi un grand magasin kinois vend le kilogramme de raisins rouges à plus de 20 dollars ? Pourquoi telle pharmacie vend un médicament à 5 dollars, et celle qui lui fait face le vend à 10 dollars ?
Les Congolais font face à une situation qui évidemment ne date pas d’aujourd’hui. Oui, oui je sais, ce n’est pas le régime du Président Kabila qui a créé ce système mais vu que ce sont eux qui sont aux manettes, c’est donc à eux d’apporter des solutions.
Dans un pays où le système éducatif est à l’agonie depuis plusieurs années, les autorités doivent adopter toutes les mesures possibles, concevoir des mécanismes qui peuvent contribuer à une meilleure éducation. Certes les enfants congolais vont à l’école, mais à part ces lectures académiques, comment peuvent-ils améliorer leurs lectures, les écrits, leur connaissance quand les prix sont si prohibitifs pour les familles ? Combien de familles congolaises ont les moyens d’acheter des livres extra-scolaires de qualité à leurs enfants ? Le professeur d’anglais avec son maigre salaire peut-il s’acheter le dictionnaire français-anglais si indispensable à son métier ? La liste est longue. Combien d’enfants ont chez eux ces encyclopédies où l’on peut avoir la réponse à « Pourquoi les arcs-en-ciel apparaissent dans le ciel».
Le fait que la RDC soit un pays capitaliste où c’est le marché qui dicte le prix ne tient pas la route. Les autorités devraient contrôler les prix, contrôler cette industrie, promouvoir une industrie du livre, réduire les taxes et la fiscalité pour ceux qui exercent dans ce domaine: imprimeur et éditeur, écrivain, dessinateur, etc. De quelle “révolution de la modernité” parlons-nous quand les masses sont sans savoir ni connaissance ?
Dans un pays où le système éducatif est à l’agonie depuis plusieurs années, les autorités doivent adopter toutes les mesures possibles, concevoir des mécanismes qui peuvent contribuer à une meilleure éducation.
A ma petite échelle de citoyen, je me suis embarqué dans une initiative personnelle pour soutenir un certain nombre de bibliothèques, dont la Bibliothèque nationale du Congo, en leur offrant magazines, revues, et livres que j’achète expressément dans le but de donner. Donner des livres? Gratuitement? Sans rien attendre en retour ? Cela m’a valu d’aller expliquer mon geste au directeur de la bibliothèque située à Limeté-Funa. Depuis lors, ils se sont habitués.
Des millions de Congolais – jeunes comme adultes – sont mal formés, peu « éduqués », sont en marge du savoir le plus basique car la chaîne de l’éducation et de la culture est quasiment inexistante. Cette chaîne devrait comprendre les écoles, les librairies publiques, les maisons de culture, l’industrie du livre. Sans oublier évidemment un arsenal juridique qui encourage la parole, le débat, la créativité littéraire.
Alors certains liront et diront que l’État a mieux à faire que de réguler les prix des livres et autres produits culturels. « Mieux » comme quoi ? Mettre fin à la guerre à l’Est ? Oui. Combattre le chômage des millions de Congolais ? Oui. Augmenter le salaire des fonctionnaires ? Oui. Lutter contre la corruption ? Oui. Oui, tous ces défis sont cruciaux. Mais moi, j’ajouterais à la liste des grandes priorités, l’accès à l’information, à la culture, au savoir.
Il est important de savoir que le monde est entré, depuis longtemps d’ailleurs, dans une ère où la gestion des États répond à « la théorie du chaos »: l’État doit gérer en même temps des demandes diverses et variées, toutes présentées comme prioritaires par des groupes sociaux ayant souvent des intérêts contradictoires. Les enjeux de sécurité, de paix et de développement économique ne doivent pas faire passer au second plan l’accès au savoir, qui est peut-être le moyen le plus efficace pour transformer un pays, sur tous les plans. Il est grand temps d’élever l’éducation, le savoir et la culture en République démocratique du Congo, premier pays francophone au monde de par sa population, au rang d’enjeu stratégique national.
De nationalité ivoirienne, Yvon Edoumou est actuellement en poste à Kinshasa, République démocratique du CONGO, au sein du bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations Unies où il dirige le département en charge de la communication. Sa carrière professionnelle l’a amené à travailler au Sénégal, en Guinée, au Niger, ainsi qu’en Suisse. Diplômé en relations internationales et en marketing, Yvon s’intéresse aux questions d’éducation, d’art et de culture, et de développement de la jeunesse africaine. Il est membre de WATHI.