Auteur(s) :
Yakouba Ouedraogo
Date de publication
2016
Résumé:
Après l’insurrection des 30 et 31 octobre 2014, les élections du 29 novembre 2015 devaient constituer un nouveau départ démocratique pour le Burkina Faso. Une modification de la loi électorale survenue le 7 avril 2015 frappe toutefois d’inéligibilité les personnes ayant soutenu la tentative de révision constitutionnelle d’octobre 2014. Elle fut interprétée par les partisans de l’ancien régime déchu comme un acte d’exclusion politique. Le recours dont elle a fait l’objet devant la Cour de justice de la CEDEAO (Affaire CDP et autres c/ État du Burkina) représentait une occasion pour cette juridiction de préciser la portée juridique du droit d’éligibilité.
Le verdict de condamnation de l’État burkinabè par l’arrêt du 13 juillet 2015 se révèle au contraire être une décision juridiquement discutable. Les carences argumentatives, les multiples incohérences et les ambiguïtés entretenues sur les questions de fond interrogent sur la démarche judiciaire et l’art de juger de la Cour. Cet arrêt apparaît au final comme une décision « d’autorité », qui s’impose plus par l’autorité de la chose jugée que par la qualité de la motivation et du raisonnement de la Cour.
Introduction:
L’arrêt du 13 juillet 2015 rendu par la Cour de justice de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (ci-après « CJ-CEDEAO » ou « Cour de justice ») dans l’affaire CDP et autres c/ État du Burkina est l’un des épisodes juridiques marquants de l’année 2015 dans ce pays. En effet, il porte directement sur l’(in)éligibilité des candidats aux scrutins législatif et présidentiel, lesquels doivent mettre fin à la transition en cours depuis novembre 2014. Les enjeux juridiques et politiques de cette affaire pour les acteurs nationaux sont donc évidents. Mais ces enjeux sont aussi continentaux et même internationaux.
Le contexte et les faits à l’origine du litige méritent d’être brièvement rappelés. À la suite du projet du président Blaise Compaoré de modifier la Constitution du 2 juin 1991 pour s’affranchir de la limitation du nombre de mandats présidentiels, des manifestions survenues les 30 et 31 octobre 2014 l’ont contraint à démissionner, créant une vacance de la présidence. Après une courte période d’incertitude et deux semaines d’occupation des fonctions de chef de l’État par l’armée, un forum national regroupant les forces vives de la nation a adopté une Charte de la transition le 13 novembre 2014, complétant la Constitution.
En vue de la préparation des échéances électorales, le Conseil national de transition (CNT), organe législatif de la transition, a modifié le code électoral par une loi du 7 avril 2015. Le nouvel article 135 du code électoral qui en est issu prévoit que sont inéligibles comme président du Faso, « toutes les personnes ayant soutenu un changement anticonstitutionnel qui porte atteinte au principe de l’alternance démocratique, notamment au principe de la limitation du nombre de mandats présidentiels ayant conduit à une insurrection ou toute autre forme de soulèvement ». Ces dispositions sont une reprise de la Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance (CADEG) du 30 janvier 2007.
Contestant la modification de la loi électorale, des formations politiques et des personnalités de l’ex-majorité présidentielle et parlementaire ont exercé le 21 mai 2015 un recours contre l’État burkinabé devant la Cour de justice de la CEDEAO. Elles demandent que soit constatée la violation de leurs droits de se présenter librement aux élections, lesquels sont garantis par les instruments internationaux, africains et régionaux de protection des droits de l’homme et, en conséquence, sollicitent l’abrogation des dispositions litigieuses du code électoral. Les requérants ont, par ailleurs, demandé l’application de la procédure accélérée, conformément à l’article 59 du règlement de la Cour.
La Cour de justice devait ainsi répondre à la question de savoir si les dispositions du code électoral instituant le nouveau critère d’inéligibilité méconnaissent ou non le droit des partis et des citoyens de participer librement aux élections. Tout en admettant le droit pour les autorités burkinabé de restreindre l’accès au suffrage, elle déclare que la modification du code électoral constitue « une violation du droit de libre participation aux élection ». Cet arrêt présente un intérêt manifeste, à plusieurs titres. Le mécanisme juridique qui a permis d’y aboutir présente des spécificités qui méritent d’être brièvement évoquées. La CEDEAO est une organisation d’intégration économique regroupant quinze États d’Afrique de l’Ouest.
Elle a été créée par le traité de Lagos du 28 mai 1975. Elle constitue l’une des Communautés économiques régionales (CER), piliers de l’intégration économique en Afrique. Si la protection des droits de l’homme par les organisations d’intégration n’est pas une originalité en soi, comme le montre le cas de l’Union européenne, elle ne constitue pas leur domaine naturel d’intervention, qui recouvre les libertés économiques. Le système de protection des droits en vigueur au sein de la CEDEAO présente une originalité. Depuis 2005, il est institué au profit des particuliers un recours spécifique assurant la protection des droits de l’homme. La recevabilité du recours individuel est affranchie de la condition de l’épuisement préalable des voies de recours interne
Mais l’intérêt de l’arrêt se situe surtout dans la question juridique qu’il a tranchée ainsi que dans l’argumentation et le raisonnement de la Cour. La présentation des événements de fin octobre 2014 paraît déjà très sommaire et quelque peu lacunaire. Mais, ce sont surtout la démarche et l’art de juger de la Cour de justice qui interrogent. Si les décisions de justice dépendent des contingences de l’application des règles de droit, le raisonnement ne manque pas ici de soulever des questions sur l’exercice de l’office du juge de la CEDEAO. Qualifiée de « décision inquiétante », d’« impérialisme judiciaire» ; « d’affaire atypique » et même « inédit[e] », ni la complexité de l’affaire ni l’urgence ne justifient la pauvreté et les contradictions dans l’argumentation de la Cour.
Malgré les commentaires que la décision de la Cour a suscités, rares sont les observations qui l’ont appréciée de façon exhaustive sous l’angle juridique. Or, cet arrêt recèle de nombreuses questions, autant de forme que de fond, qui méritent une réflexion approfondie d’ensemble. Il souffre particulièrement d’un défaut de motivation. Si le sens des décisions réside dans le dispositif, les motifs « en sont le soutien nécessaire et en constituent le fondement même». L’obligation de (bonne) motivation reste un aspect important du droit du juge et une garantie contre l’arbitraire judiciaire, qui vaut pour tout justiciable, y compris la puissance publique.
L’on voudrait ainsi, à travers l’analyse des nombreuses incohérences et imprécisions de l’arrêt, mettre en évidence que le juge de la CEDEAO a manqué l’occasion de fixer les lignes directrices claires sur le droit d’éligibilité, une des libertés politiques les plus sensibles pour les États membres, engagés dans des processus démocratique et de construction de l’État de droit, et sur laquelle elle sera de plus en plus appelée à faire jurisprudence. L’objectif est aussi de révéler la portée des libertés politiques, notamment du droit d’éligibilité, dans l’espace CEDEAO. Après avoir manqué son entrée en scène sur les questions procédurales, la cour élude quelque peu la question de fond. Elle n’est pas parvenue à dégager un régime juridique et une portée clairs du droit d’éligibilité.
Les carences argumentatives sur les aspects procéduraux du litige
Sauf pour les « processualistes », la procédure et la forme sont généralement considérées comme des questions purement techniques ou secondaires, contrairement au fond. Elles occupent toutefois une place importante devant les instances internationales de protection des droits de l’homme. L’intérêt des aspects procéduraux soulevés dans cette affaire ne se situe ni dans la question du respect des délais de production du mémoire de défense de l’État burkinabé ni dans celle de la recevabilité de la demande en intervention. Il en va, en revanche, autrement de la délimitation de la compétence de la Cour de justice par rapport aux juges nationaux. Elle est synonyme d’une volonté de dialogue des juges . Elle révèle le rôle que la Cour entend jouer dans l’architecture juridictionnelle des États membres. La reconnaissance de la qualité de victime aux requérants, emportant la recevabilité du recours, laisse davantage perplexe.
La volonté de dialogue avec le juge national
L’intervention du juge international ou régional dans l’exercice du droit de participer aux élections pose un problème de légitimité. Les élections constituant un mode de désignation des gouvernants, elles intéressent l’organisation constitutionnelle des États, un des domaines de leur souveraineté. Les constitutions et les lois électorales attribuent le contentieux électoral aux juridictions constitutionnelles pour les élections nationales (présidentielle, législatives et référendaire) et aux juridictions administratives pour les élections locales. C’est ce qui explique sans doute l’appel de la Cour de justice à un dialogue des juges. Cet appel fut décliné ou ignoré par le juge constitutionnel burkinabé.
L’appréciation contestable de la qualité de victime
L’autre question procédurale importante traitée par la Cour est la reconnaissance aux requérants de la qualité de victimes de violation du droit d’éligibilité. L’appréciation de la qualité de victime comporte des enjeux pour la protection des droits de l’homme. L’interprétation étroite ou extensive de cette notion traduit une politique jurisprudentielle de restriction ou, au contraire, d’ouverture du prétoire du juge aux requérants individuels. Si la reconnaissance de la qualité de victime réelle semble être exclue dans le cas d’espèce, celle de victime potentielle paraît également délicate (1.2.2). C’est ce qui explique sans doute que la Cour ait fondé la recevabilité du recours sur l’imminence de la violation, engendrant une confusion avec la juridiction d’urgence.
L’exclusion de la qualité de victime réelle
Dans les systèmes de protection des droits de l’homme, le principe est que le requérant doit avoir subi personnellement les effets de la mesure litigieuse pour avoir la qualité de victime. Le défaut de la qualité de victime étant un motif de rejet du recours, sans un examen au fond, on comprend que les États contre lesquels une violation est alléguée invoquent généralement l’absence de la qualité de victime réelle et effective du requérant.
Le raisonnement paraît juridiquement lacunaire. Le nouveau cas d’inéligibilité du code électoral n’ayant pas encore fait l’objet d’application effective, il est clair qu’il n’existe pas encore de « préjudice réel », comme l’a relevé la Cour. Les requérants ne devraient donc pas en principe pouvoir agir, aucune candidature n’ayant encore été rejetée pour inéligibilité en vertu de l’article 135. Mais, s’agissant de dispositions législatives, admettre la compétence pour examiner le recours reviendrait à conférer aux particuliers la possibilité de combattre in abstracto les législations des États membres, ce qui les aurait érigés en garants objectifs de la protection des droits fondamentaux.
Or, cette qualité est réservée, dans les systèmes qui la prévoient, aux États membres en tant que gardiens du respect de leurs obligations par les autres États. Pour les particuliers, le contrôle de la violation de leurs droits implique l’individualisation des mesures incriminées à leur égard et s’opère en principe a posteriori. L’hypothèse d’un contrôle a priori concerne la victime potentielle, dont l’examen des conditions de reconnaissance présentait un intérêt dans la présente affaire, même si l’appréciation qui en a été faite par la Cour paraît contestable.
L’examen discutable de la qualité de victime potentielle
Dans le souci d’une meilleure garantie des droits, les instances de contrôle interprètent de façon souple la notion de victime, étendant ainsi le champ d’application personnel des instruments de protection. Cette conception large permet d’ouvrir l’accès à leurs prétoires aux victimes dites « indirectes » et « potentielles ». La notion de victime potentielle, si elle n’a pas été explicitement ainsi nommée par la Cour de justice, est celle qui a été appliquée dans la présente affaire. La victime potentielle est la personne qui n’a pas encore subi de violation effective de ses droits, mais qui court le risque de la subir si une législation manifestement incompatible avec les droits garantis venait à s’appliquer. Cette notion avait déjà été évoquée par la Cour de justice dans ses arrêts Hissène Habré c/ l’État du Sénégal du 18 novembre 2010 et Hadidjatou Mani Koraou c/ État du Niger du 27 octobre 2008.
À défaut de préjudice réel, l’appréciation de la qualité de victime potentielle devait constituer l’un des temps forts du raisonnement de la Cour de justice. L’appartenance des requérants à la mouvance de l’ancienne majorité présidentielle et parlementaire justifie prima facie que cet examen soit effectué. Ils rentrent dans « une catégorie » à laquelle le nouveau critère d’inéligibilité, sous l’apparence de sa formulation générale et impersonnelle, est susceptible d’être appliqué.
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