Marième N’Diaye
Le code de la famille de 1972 est le dernier des grands textes de l’arsenal juridique à avoir été adopté par le Sénégal indépendant. Le processus d’élaboration s’est étalé sur plus de 10 ans, témoignant de la volonté du législateur de proposer un texte qui ne soit pas un simple décalque du code civil français et qui permette de concilier à la fois les aspirations modernisatrices (construction et unité de la nation ; promotion d’une politique de développement économique et social dont l’égalité des sexes constitue l’un des piliers) et le respect des valeurs de la société, définies à partir de la religion et des coutumes.
Cette volonté de trouver un consensus entre « tradition » et « modernité » a abouti à l’adoption d’un texte fondé sur une logique de « pluralisme hégémonique » pour reprendre l’expression du professeur de droit sénégalais Abdullah Cissé. La « coutume wolof islamisée » (i.e le droit musulman sénégalais) constitue l’exception à la règle et n’intervient qu’en matière de mariage (la polygamie est instituée régime de droit commun en l’absence d’option de l’époux pour un régime de monogamie ou de polygamie limitée – art.116) et de succession (création de deux régimes de dévolution successorale dont l’un conforme au droit musulman – art.571).
C’est le caractère d’exception conféré à la norme islamique qui a suscité de vives réactions et oppositions au code de la famille parmi les acteurs religieux musulmans. Dès 1972, le Conseil supérieur islamique affirmait, dans une lettre adressée aux députés, son rejet du texte adopté : « S’il n’est point et ne saurait nullement être dans nos intentions de nous inféoder dans la conduite des affaires de la nation qui vous échoit de par la volonté du peuple souverain, nous réaffirmons notre volonté inébranlable de rejeter catégoriquement toute mesure, même officielle, qui ne respecterait pas les principes sacrés de la religion ».
Si l’on considère la question de l’application à partir du cas des justiciables, force est de constater le manque d’appropriation du droit de la famille et de l’état civil au Sénégal
Au fil des années, la critique a été nourrie par des groupes issus de l’islam réformiste, notamment à travers la revue Etudes Islamiques. C’est en 2002 que cette opposition se mue en force de proposition avec le Comité islamique pour la réforme du code de la famille sénégalais (CIRCOFS) qui prône l’adoption d’un code de statut personnel fondé sur la charia. Suscitant une vive controverse (notamment avec les associations de femmes et de défense des droits humains), le projet du CIRCOFS permet au gouvernement de réaffirmer la position de l’Etat sénégalais, à savoir la préservation du statu quo et la défense d’un texte de consensus et d’équilibre, respectueux de toutes les sensibilités présentes au sein de la société. La controverse aura eu le mérite de mettre en lumière l’importance que l’application effective du droit revêt, à la fois pour l’autorité de l’Etat et pour la construction de la citoyenneté.
Si l’on considère la question de l’application à partir du cas des justiciables, force est de constater le manque d’appropriation du droit de la famille et de l’état civil au Sénégal. A titre d’exemple, selon le recensement de 2013, 72,7% des mariages ne sont pas déclarés (près de 9 mariages sur 10 en milieu rural et environ 5 sur 10 en milieu urbain). Pour souligner le caractère virtuel que le droit peut revêtir pour une partie de la population, on peut également se référer à la prégnance de la répudiation (pourtant illégale) et au fait que la majorité des successions se règlent en dehors des tribunaux.
Les attitudes de contournement ou d’évitement du droit peuvent être interprétées comme une opposition fondée sur les valeurs : on refuse d’appliquer une règle que l’on juge illégitime et on se tourne vers d’autres systèmes normatifs (coutumier et/ou religieux). Néanmoins, on ne saurait réduire les obstacles à l’appropriation du code de la famille à cette seule explication. En effet, il ne faut pas perdre de vue que la loi n’a fait l’objet d’aucune politique d’accompagnement ou de vulgarisation au Sénégal. A contrario, dans un pays comme le Maroc, la réforme d’ampleur du code de la famille (2004) s’est accompagnée d’une politique visant à faciliter sa mise en œuvre (formation des professionnels de justice ; suivi de la jurisprudence et élaboration de statistiques par le ministère de la justice ; injection de moyens dans les tribunaux).
Au Sénégal, ce manque de prise en compte du volet mise en œuvre joue clairement sur le manque d’appropriation de la loi. Les difficultés d’accès à la justice restent en effet nombreuses et soulignent les inégalités entre les justiciables. La proximité des tribunaux et centres d’état civil varie selon les milieux urbain et rural, pouvant constituer un facteur d’encouragement ou de dissuasion pour les populations.
Les attitudes de contournement ou d’évitement du droit peuvent être interprétées comme une opposition fondée sur les valeurs : on refuse d’appliquer une règle que l’on juge illégitime et on se tourne vers d’autres systèmes normatifs (coutumier et/ou religieux).
Par ailleurs, la capacité d’avoir recours à un avocat dans des litiges familiaux reste l’apanage des plus aisés et peut décourager l’entame d’une procédure dans un univers judiciaire dont beaucoup de justiciables ne maîtrisent ni la langue (française) ni le langage (juridique). L’instruction constitue un facteur clé d’appropriation, ce que confirme le rapport de l’ANSD sur les faits d’état civils recensés en 2013 : niveau d’instruction et taux de déclaration des mariages sont directement corrélés (53,8% des mariages déclarés chez les femmes aptes à lire et écrire en français contre 12,1% chez celles qui en sont incapables).
Enfin, la complexité du code lui-même (qui s’explique par le choix du législateur de refuser de trancher sur les sujets les plus sensibles) peut conduire les justiciables à se mettre hors la loi, consciemment ou on. Par exemple, alors que la loi ne reconnaît que le divorce judiciaire, elle autorise dans le même temps plusieurs voies d’entrée dans le mariage, accroissant ainsi pour les femmes le risque d’être répudiée ou de se retrouver en situation de délit de bigamie.
Le fossé entre l’esprit et l’application du texte doit également se comprendre à travers une prise en compte des professionnels du droit, et notamment des juges. Là où le législateur a refusé de trancher, il a laissé la responsabilité de l’orientation du texte au magistrat. Ainsi, en matière de succession, le texte permet potentiellement au juge de jouer le rôle de créateur de droit. En effet, le juge est seul apte à pouvoir déterminer – en cas de litige entre les héritiers – si le « comportement » du défunt permet de justifier l’application du régime successoral musulman. Comme le soulignait le professeur français de droit privé Serge Guinchard, à travers cette mesure, le législateur misait sur une laïcisation progressive des successions via la pratique : « A juge laïc, loi laïque et réciproquement ». Or la jurisprudence montre au contraire que l’exception tend à devenir la règle : sous couvert de pragmatisme, c’est une forme de conservatisme social qui s’impose.
Alors que la loi ne reconnaît que le divorce judiciaire, elle autorise dans le même temps plusieurs voies d’entrée dans le mariage, accroissant ainsi pour les femmes le risque d’être répudiée ou de se retrouver en situation de délit de bigamie
On peut par ailleurs souligner un problème qui tient au manque de moyens alloués à la justice familiale. Les divorces et conflits autour de la garde des enfants offrent à cet égard un exemple tout à fait éclairant : en l’absence de moyens suffisants, les juges ne peuvent prendre le temps de mener de réelles tentatives de conciliation ou de diligenter des enquêtes sociales approfondies. Ainsi, pour les justiciables qui font le choix d’entrer dans le circuit judiciaire, les décisions peuvent être vécues comme injustes et miner la confiance dans l’institution. Un plus grand investissement dans la formation des personnels de justice et une augmentation des moyens alloués aux tribunaux et à l’Action éducative en milieu ouvert (AEMO), notamment en charge des enquêtes sociales joueraient sans doute en faveur d’une amélioration du fonctionnement de la justice au quotidien.
Celle-ci passe également par un effort dans la communication et la vulgarisation de la loi auprès des populations. C’est l’un des objectifs assignés aux maisons de justice, mises en place en 2004. Fondées sur l’idée d’une conciliation entre justice moderne (promotion du droit étatique) et traditionnelle (conciliation et médiation plutôt que contentieux), ces structures visent à « rapprocher la justice du justiciable », notamment dans les quartiers populaires de la capitale et dans les régions. Elles sont gérées par un binôme médiateur/conciliateur qui effectue un travail d’information juridique (dans les différentes langues nationales) et de médiation (gratuite).
Un plus grand investissement dans la formation des personnels de justice et une augmentation des moyens alloués aux tribunaux et à l’Action éducative en milieu ouvert (AEMO), notamment en charge des enquêtes sociales joueraient sans doute en faveur d’une amélioration du fonctionnement de la justice au quotidien.
Elles rencontrent un réel succès (le nombre de personnes informées et celui des médiations réalisées connaissent une croissance continue) et les expériences se multiplient sur l’ensemble du territoire (à l’origine, 3 sites pilotes avaient été créés). Dix ans plus tard, on compte 16 maisons de justice réparties sur l’ensemble du territoire. Il est intéressant de noter que les nombreuses requêtes en matière familiale soumises aux maisons de justice sont majoritairement introduites par des femmes, principalement pour des cas de répudiation, défaut d’entretien et violences. Ces exemples témoignent du fait que ce n’est pas tant le droit que les canaux par lesquels il transite habituellement qui font obstacle à son appropriation.
Quand les justiciables – et notamment les femmes – ont effectivement accès au droit, ils et elles s’en saisissent et celui-ci peut alors potentiellement jouer son rôle de « droit outil » en faveur de l’égalité. C’est l’objectif que d’autres associations – notamment l’AJS (association des femmes juristes) avec ses boutiques de droit – se fixent pour ancrer la légitimité d’un code de la famille fragilisé par des années de controverse. La bataille se joue donc désormais sur le terrain de l’application et nécessite un réel investissement de la part de l’Etat afin que l’ensemble des citoyens et des citoyennes puisse effectivement faire valoir ses droits.
Crédit photo : Le Quotidien
Marième N’Diaye est sociologue, chargée de recherche au CNRS (Centre national de la recherche scientifique en France). Sa thèse portait sur les politiques du droit de la famille au Sénégal et au Maroc. Ses recherches actuelles s’orientent dans deux directions : le fonctionnement de la justice familiale au Sénégal d’une part, les mobilisations juridiques en faveur de la légalisation de l’avortement dans plusieurs pays d’Afrique, d’autre part.