Dans le cadre du débat sur l’énergie et l’électricité en Afrique de l’Ouest, WATHI a rencontré Amadou Sylla Fall, ingénieur à l’Organisation pour la mise en valeur du fleuve Gambie (OMVG). Dans cet entretien, il alerte sur la nécessité de prévoir la consommation énergétique des villes africaines sur le long terme, et il aborde plusieurs autres sujets tels que l’importance de mettre l’énergie verte au cœur des politiques publiques des pays de la région.
Avec la découverte du pétrole et du gaz, plusieurs citoyens sénégalais craignent qu’il y ait un retournement de la politique énergétique du Sénégal en faveur de ces sources d’énergie. Qu’en pensez-vous?
Je suis plus sceptique par rapport à la part importante que pourraient prendre les énergies thermiques dans la production d’électricité au Sénégal. Aujourd’hui, certaines contraintes limitent la capacité des pays à exploiter les énergies thermiques. Sur l’ensemble des investissements à faire, nos pays ne sont pas autonomes en termes de capacités d’investissement. Ils ne peuvent pas se prendre en charge. Nous sommes obligés de faire appel à des bailleurs de fonds et ces bailleurs ont tendance à insister sur l’aspect environnemental. On ne commence jamais un projet sans les études d’impact environnemental et social. Si les impacts environnementaux et sociaux sont très lourds, ils ne financeront pas.
Au Sénégal, le secteur privé joue un rôle important pour la mobilisation des financements dans le secteur de l’énergie. Quelle place lui accorde l’État dans sa politique énergétique?
L’État a entamé l’intégration du secteur privé dans le domaine de l’énergie. Certes, il y a une interface qu’est la Société nationale d’électricité (SENELEC) car l’État n’a pas encore libéralisé complètement le secteur. Tout se passe via la SENELEC. Mais vous pouvez remarquer que toutes les centrales photovoltaïques sont faites par des Producteurs d’énergie indépendants (IPPs). C’est le cas des dernières centrales qu’on a mis en place comme la centrale éolienne de Taiba ndiaye, ou les centrales de Sendou, de Kounoune et de Tobène.
Aujourd’hui toute la production des barrages de l’OMVS est pratiquement consommée. 52% va à la société Energie du Mali, 33% va à la Senelec et 15% à la Société mauritanienne d’électricité (Somelec)
Le marché est déjà là et très ouvert car l’État, par le biais de sa structure la SENELEC, donne des opportunités aux partenariats privés. La SENELEC achète le produit et redistribue au niveau national. Aujourd’hui, c’est un secteur qui attire beaucoup de sociétés internationales parce que les structures nationales n’ont pas la capacité financière de pouvoir investir.
Il faut dire que la majeure partie de la production nationale est assurée par des structures privées. Cela allait jusqu’à un peu plus de 56% de la production nationale en 2017. C’est un secteur où il y a beaucoup d’opportunités mais malheureusement, il y a un problème de capacités financières pour nos organisations locales. L’expérience est là mais les moyens pour investir n’y sont pas.
Pourquoi l’électrification rurale pose un problème malgré ces ressources?
L’électrification rurale est un secteur plein de potentiel. Une bonne partie des zones rurales n’est pas encore couverte. La question est de savoir: est-ce qu’aujourd’hui l’État en fait une priorité? Les sollicitations doivent venir de l’État. C’est lui qui mène cette politique d’électrification rurale et il fait ensuite appel à des structures privées pour la réalisation des projets sous le contrôle de la SENELEC. Est-ce qu’aujourd’hui l’État est dans cette dynamique ? Dans une certaine mesure, oui.
Avec le Programme d’urgence de développement communautaire (PUDC) et pas mal d’autres programmes mis en place, l’État a tendance quand même à mettre la priorité sur le secteur rural. Une grande partie a été électrifiée ces dernières années. La SENELEC, dans le cadre de la modernisation de son réseau de distribution, est en train de demander des financements pour assurer une bonne couverture énergétique partout sur le territoire. Il faut reconnaître qu’il sont en train de faire du bon travail à ce niveau.
C’est un secteur qui attire beaucoup de sociétés internationales parce que les structures nationales n’ont pas la capacité financière de pouvoir investir
Auparavant, ils avaient mis des centrales isolées dans des zones très reculées (Ziguinchor, Tambacounda, Kédougou). Aujourd’hui, avec les réseaux de haute tension de l’Organisation pour la mise en valeur du fleuve Gambie (OMVG), de l’Organisation pour la mise en valeur du fleuve Sénégal (OMVS) et de la SENELEC, le projet est de faire un maillage du territoire pour une couverture large du pays.
Sauf qu’il y aura toujours de petits villages où le réseau n’arrivera pas?
C’est normal que cela arrive à ces petits villages parce que, socialement, cela renvoie à notre manière d’habiter les endroits. Quelqu’un va quitter son village d’origine, marcher quelques kilomètres et décider de créer son propre village avec trois, quatre cases seulement. Si les gens continuent à penser qu’ils doivent se mettre chacun de son côté, ce sera difficile de faire parvenir l’électricité à tout le monde. Nous n’avons pas ces moyens financiers. Les coûts de réalisation de certains projets de distribution sont très élevés. La revalorisation se fait sur plusieurs années. Il n’est pas possible de faire tout cet investissement pour un faible nombre de personnes seulement.
Pourquoi le système de concessions utilisé auparavant pour l’électrification rurale a échoué?
C’était un projet politique. Souvent, il y a des problèmes qui relèvent seulement du domaine politique. A défaut de pouvoir faire grand-chose, il faut “meubler la façade” parce que les enjeux politiques sont grands. On le comprend. Il faut l’accepter. Mais, il faut reconnaître que le projet n’était pas le meilleur. Nous aurons l’efficacité que nous voulons qu’ avec des projets d’envergure. Avec un bon maillage du territoire et une bonne production de haute tension, il sera plus facile de faire de la distribution.
Pour vous donner un exemple, une centrale électrique isolée de Tambacounda n’a pas une grande capacité de production. Ce qui fait que même si elle est utilisée pour alimenter des villages, il y aura ce qu’on appelle une chute de tension. Cela est dangereux pour les appareils électriques des ménages, et au final cela ne leur sert à rien.
Si les gens continuent à penser qu’ils doivent se mettre chacun de son côté, ce sera difficile de faire parvenir l’électricité à tout le monde
Peut-on penser que les investissements croissants dans le domaine de l’énergie permettraient d’atteindre l’électrification universelle telle que planifiée par les États de la région et plusieurs organisations internationales?
Les investissements que l’on voit davantage dans le secteur de l’énergie en Afrique de l’Ouest sont d’une grande urgence. D’autant plus que les Africains consomment peu en électricité. Toutefois, le niveau de production est encore très loin de ce dont on a besoin réellement. Ce qui augmente la consommation énergétique, c’est surtout la modernisation des grandes villes. Avant, il n’y avait pas autant de restaurants, autant d’attractions, de sociétés installées. Ce sont des éléments “énergivores”. La consommation énergétique dans chaque foyer s’est énormément accrue avec tous les appareils qu’on utilise désormais.
Cela fait que, dans nos politiques énergétiques, on doit faire des prévisions dans le temps. C’est ainsi qu’on évite les situations comme celle d’avant comme le plan Takkal en 2012 et en 2013. Si nous ne faisons pas de veille, il n’est pas impossible que cela nous arrive à nouveau. Avec le développement démographique, l’urbanisation des villes et la modernisation, il pourrait arriver un moment où nous ne serons pas capables de produire ce dont on a besoin pour maintenir la stabilité sociale. La modernisation va pousser les gens à être plus exigeants en termes de confort, et c’est le confort qui détermine la quantité de consommation énergétique. Les ministères de l’Énergie des pays africains devraient avoir une structure consacrée à la prévision qui fasse des simulations sur 25 ans.
Qu’est-ce qui explique la hausse récente des prix d’électricité au Sénégal malgré les nombreuses centrales qui ont été inaugurées dans le pays récemment?
Le prix de l’électricité au Sénégal grimpe parce que l’État n’arrive plus à supporter les subventions qu’il met dans ce secteur. La Banque mondiale lui a fait savoir que c’est une politique insoutenable. Si l’État arrête ces subventions, il est obligé d’augmenter les coûts ou d’accuser un déficit. Ce qui peut être une source de conflit social ou de faillite pour l’entreprise. Si la SENELEC n’avait pas augmenté le prix de l’électricité, certains IPPs qui gèrent des centrales dans le pays auraient arrêtés, conduisant à des délestages.
Pour répondre à cela, il faut mettre en priorité les projets liés l’énergie vu les enjeux futurs. Avec le pétrole et le gaz, il y aura davantage d’entreprises qui vont s’installer, il y aura des usines, des opportunités d’investissement. Le besoin en énergie pourrait augmenter de deux fois au moins. Il faut prévoir cette donne. Pour moderniser les villes et créer de nouvelles comme Diamniadio, il faut prévoir qu’elles auront besoin de l’énergie de grande envergure.
Quel est le sens d’augmenter la production d’énergie si le prix de l’électricité reste cher et peu accessible pour la majorité des consommateurs?
C’est pour cela que nous devons privilégier l’énergie verte car elle produit une électricité qui est moins chère pour les populations. Si les coûts de revient sont abordables, le prix de vente devient abordable. C’est en privilégiant l’énergie verte qu’on arrivera à baisser ces prix de revient. C’est une énergie moins onéreuse en termes de coûts de revient, elle peut aller jusqu’à la moitié du prix de l’électricité produite par les énergies thermiques. Mais cela demande des investissements importants. Le financement du projet Énergie de Manantali a atteint un montant de 220 milliards de FCFA.
Avec le développement démographique, l’urbanisation des villes et la modernisation, il pourrait arriver un moment où nous ne serons pas capables de produire ce dont on a besoin pour maintenir la stabilité sociale
L’électricité fournie par l’OMVS pour aux États est peu chère. Aujourd’hui, toute la production des barrages de l’OMVS est pratiquement consommée. 52% va à la société Energie du Mali, 33% va à la SENELEC et 15% à la Société mauritanienne d’électricité (SOMELEC).
De plus en plus de centrales produisant de l’énergie verte sont ouvertes au Sénégal. C’est une bonne tendance. Mais pour que cela ait un impact sur le prix de l’électricité, il faut que leur apport soit important dans la production totale d’électricité au niveau national. Si elles ne contribuent qu’ à hauteur de 10% ou de 15% de la production nationale, il ne sera pas facile de ressentir leur impact.
Il faut donc plus de centrales d’énergie verte : plus d’éolienne, plus de solaire, plus de centrales hydroélectriques etc. Si ces centrales occupaient 80% de la production de la SENELEC, forcément il y aurait un impact sur le prix de l’électricité pour les populations. Dans la région, nous avons beaucoup de cours d’eau, du soleil toute l’année et des zones avec beaucoup de vent. Ce n’est pas le cas dans plusieurs autres pays. Nous avons donc toutes les potentialités naturelles pour exploiter les énergies renouvelables.
Crédit photo : Lejecos
Amadou Sylla Fall est un ingénieur à l’Organisation pour la mise en valeur du fleuve Gambie (OMVG) où il contribue à la construction de barrages hydroélectriques. Il est également passé par l’Organisation pour la mise en valeur du fleuve Sénégal (OMVS).