Gilles Olakounlé Yabi
« Nos régimes peuvent être dits démocratiques mais nous ne sommes pas gouvernés démocratiquement. C’est le grand hiatus qui nourrit le désenchantement et le désarroi contemporains… A l’âge de la prédominance du pouvoir exécutif, la clef de la démocratie réside dans les conditions du contrôle de ce dernier par la société. C’est donc le rapport gouvernés-gouvernants qui devient l’enjeu majeur… Le problème est que la seule réponse qui ait actuellement été apportée à cet impératif s’est limitée à l’élection de la tête de cet exécutif. Ni plus ni moins. Ce qui ne saurait suffire, tant nous voyons dans le monde de présidents élus qui sont bien loin de se comporter en démocrates. »
Cette citation issue de l’essai « Le bon gouvernement », le dernier ouvrage en date de Pierre Rosanvallon, me paraît dire tout ou presque sur l’état de l’idée démocratique dans toutes les régions du monde. Si je me suis intéressé à ce livre d’un universitaire français au point de le lire l’an dernier dans son intégralité, exercice laborieux qui n’a jamais été mon fort, c’est parce que la question du choix des systèmes politiques en Afrique me paraît absolument fondamentale pour l’avenir des différents pays du continent.
Aux Etats-Unis comme dans plusieurs pays européens tous réputés très démocratiques, les campagnes électorales ne semblent plus renforcer ni la démocratie, ni l’Etat de droit, ni la cohésion nationale et encore moins l’intelligence collective de la société.
Rosanvallon a travaillé pendant des décennies sur la démocratie vue sous tous ses angles, en l’inscrivant dans le processus historique de son émergence, de sa diffusion et de ses variations dans différentes régions du monde. J’ai toujours tendance à penser que ces universitaires qui passent toute une vie à creuser un sujet dans une quête insatiable de savoirs ont forcément des choses intéressantes à nous apprendre. Qu’on partage leur méthodologie, toutes leurs analyses, ou non. Je n’ai pas eu tort de faire l’effort de lire cet essai d’une grande richesse.
Le diagnostic général que fait Rosanvallon de l’état de la démocratie aujourd’hui est difficilement contestable. Sa réflexion ne porte pas sur les pays dont l’expérience démocratique est relativement récente, ni sur les pays qui n’ont manifestement pas fait le choix d’un régime démocratique. Les démocraties qu’il analyse, dissèque, situe dans leur trajectoires historiques spécifiques, sont les plus anciennement établies, celles d’Europe et d’Amérique, qui sont perçus comme les modèles pour le reste du monde.
Ce livre est paru bien avant le début de la campagne présidentielle américaine de cette année 2016, tirée vers les bas-fonds du populisme par le candidat Donald Trump, élu président le 9 novembre, certes sans avoir gagné le vote populaire. Aux Etats-Unis comme dans plusieurs pays européens tous réputés très démocratiques, les campagnes électorales ne semblent plus renforcer ni la démocratie, ni l’Etat de droit, ni la cohésion nationale et encore moins l’intelligence collective de la société. Partout, le diagnostic de Rosanvallon se confirme : hiatus entre régimes dits démocratiques et pratique démocratique du pouvoir. Désenchantement. Désarroi.
La combinaison de la répression violente planifiée, du contrôle efficace des moyens de communication modernes, de l’achat des consciences d’élites militaires et civiles averses à la moindre incertitude sur la pérennité de leurs privilèges matériels suffisent largement à gagner une élection même quand on l’a perdue.
En Afrique, les perceptions que l’on peut avoir de l’état de la démocratie varient sensiblement selon les pays et les régions du continent. En Afrique centrale, les citoyens peuvent difficilement se plaindre d’un décalage entre régimes démocratiques et gouvernance peu démocratique. En 2016, les élections au Tchad, au Congo, en Guinée équatoriale, « l’élection programmée pour ne pas avoir lieu » en République démocratique du Congo ont confirmé que les clans au pouvoir restaient sourds à l’expression d’une volonté de changement au sein de leurs populations urbaines de plus en plus jeunes et connectées au reste du continent et du monde.
Comme le pouvoir gabonais l’a montré au terme de l’élection présidentielle du 27 août 2016, la combinaison de la répression violente planifiée, du contrôle efficace des moyens de communication modernes, de l’achat des consciences d’élites militaires et civiles averses à la moindre incertitude sur la pérennité de leurs privilèges matériels suffisent largement à gagner une élection même quand on l’a perdue. Le déni flagrant de démocratie a été d’autant plus aisé à imposer qu’il ne constitue pas l’exception, mais la norme politique dans le ventre du continent richement doté en ressources naturelles.
Dans le contexte des pays d’Afrique centrale, les mouvements citoyens dont les animateurs prennent des risques vitaux méritent d’être encouragés et soutenus. Mais face au rouleau compresseur des pouvoirs et de leurs puissants alliés internes et externes, la lutte risque d’être encore longue. Très longue. Les limites, les insuffisances et les tares de la démocratie n’y sont pas une grave menace. La démocratie y demeure une illusion.
Dans une grande partie de l’Afrique australe, orientale et occidentale, les systèmes politiques relativement démocratiques sont majoritaires. En Afrique de l’Ouest, des normes démocratiques très élevées sont même consacrées par les protocoles de l’organisation régionale, la CEDEAO. Les élections présidentielles, législatives et locales rythment la vie politique des pays de la région, et à part une ou deux exceptions, elles ont déjà permis de véritables alternances politiques ou semblent en mesure de produire un tel résultat. Depuis l’insurrection populaire de fin octobre 2014 au Burkina Faso, la liste des faux régimes démocratiques s’est encore réduite en Afrique de l’Ouest. Il ne reste plus que la Gambie où la fin de la dictature de Yahya Jammeh paraît imminente et le Togo où une véritable alternance démocratique semble plus lointaine.
C’est de l’examen des pratiques politiques réelles des pays et de la volonté de les corriger que doivent émerger les propositions de réforme des institutions politiques.
En Afrique de l’Ouest, les réflexions élaborées sur les insuffisances des régimes démocratiques tels qu’ils fonctionnent aujourd’hui, même en Occident, ont du sens et un intérêt certain. Peu de citoyens ouest-africains seraient en désaccord avec le propos suivant de Rosanvallon, qui décrit la perception actuelle du fonctionnement politique dans les démocraties occidentales, et en particulier dans son pays, la France :
« Pour les citoyens, le défaut de démocratie signifie ne pas être écoutés, voir des décisions prises sans consultation, des ministres ne pas assumer leurs responsabilités, des dirigeants mentir impunément, un monde politique vivre en vase clos et ne pas rendre assez de comptes, un fonctionnement administratif rester opaque ».
Dans les contextes ouest-africains, on ajouterait au minimum à ce diagnostic déjà très négatif : la mainmise excessive et incontrôlée des élites gouvernantes sur les ressources publiques ; le pouvoir de nomination exorbitant des chefs d’Etat à toutes les fonctions y compris administratives et techniques ; la politisation de toutes les fonctions publiques qui finissent par mettre toutes les institutions de l’Etat au service d’intérêts de clans particuliers ; la faiblesse programmée et entretenue de toutes les institutions de contre-pouvoir et en particulier du pouvoir judiciaire ; le maintien délibéré de la majorité des citoyens dans l’ignorance des lieux, des mécanismes et des logiques de prise de décision sur des questions qui les affectent directement.
C’est de l’examen des pratiques politiques réelles des pays et de la volonté de les corriger que doivent émerger les propositions de réforme des institutions politiques. Il est sidérant de voir des changements constitutionnels, validés par des référendums expéditifs, qui créent des institutions à l’utilité plus que douteuse, qui élargissent des pouvoirs présidentiels déjà excessifs, qui ne renforcent en rien les institutions garantes de la modération des pouvoirs exécutifs et qui ne comportent aucune innovation dans les domaines cruciaux de la régulation des activités politiques, de la crédibilité de la justice, du contrôle de l’utilisation des ressources publiques et de la construction d’administrations publiques non partisanes et efficaces.
Dans les pays africains, il suffit d’être présent sur les réseaux sociaux pour constater à quel point les jeunes considèrent, sans doute à l’excès, les acteurs politiques de leurs pays respectifs comme corrompus et égoïstes.
Pour arriver au « bon gouvernement » et passer de ce qu’il appelle la « démocratie d’autorisation » à la « démocratie d’exercice », Rosanvallon met l’accent sur les « figures du bon gouvernant » en insistant sur l’impératif d’un rapport de confiance entre gouvernants et gouvernés :
« Avec la notion de confiance, c’est la qualité des gouvernants eux-mêmes qui est envisagée comme moyen de leur donner cette capacité d’exister dans la durée. Deux capacités apparaissent pour cela essentielles. L’intégrité d’abord. Car elle donne une information importante sur la qualité des personnes et l’adéquation morale à une fonction ; elle permet d’opérer une forme d’identification entre ces personnes et les responsabilités qu’elles exercent et par là même de leur donner une épaisseur temporelle. Le parler vrai est la seconde qualité qui permet aussi de construire le type de rapport cognitif constitutif de la confiance. »
L’accent mis sur l’intégrité et sur la nécessité d’une adéquation morale des personnes aux fonctions publiques qu’elles entendent exercer mérite d’être souligné. En Afrique, dans un pays comme le Brésil, et même en Europe et aux Etats-Unis, la perte de confiance dans les systèmes démocratiques est en grande partie liée à la perception par les peuples d’une confiscation de tous les leviers du pouvoir politique, économique et financier par des élites corrompues quelles que soient leurs convictions politiques affichées.
Dans les pays africains, il suffit d’être présent sur les réseaux sociaux pour constater à quel point les jeunes considèrent, sans doute à l’excès, les acteurs politiques de leurs pays respectifs comme corrompus et égoïstes. L’image des principaux leaders politiques n’est associée quasiment nulle part à des qualités morales et l’intégrité ne semble pas être considérée comme étant une qualité indispensable pour prétendre exercer une haute fonction publique.
En Afrique, les défis de l’heure et de l’avenir immédiat sont tels qu’il est impératif de repenser en toute indépendance d’esprit les règles et les institutions qui doivent guider les sociétés vers un mieux-être aujourd’hui et demain.
Pierre Rosanvallon propose à la fin de son essai des pistes de réforme institutionnelle cohérentes avec son diagnostic, et me semble-t-il, avec les principales faiblesses des fonctionnements politiques des démocraties représentatives :
« Une démocratie ayant le souci de développer la qualité de son fonctionnement pourrait s’organiser autour de trois pôles : un conseil du fonctionnement démocratique…; des commissions publiques chargées de l’évaluation de la qualité démocratique de la détermination des politiques publiques et des pratiques des structures administratives, ainsi que de l’organisation du débat public autour des champs traités ; des organisations de vigilance citoyenne spécialisées dans la surveillance des gouvernants… et menant un travail, d’implication, de formation et d’information des citoyens. Ces trois types d’organisation formeraient les piliers d’une démocratie d’exercice. »
Tout cela peut paraître compliqué, et trop élaboré pour être adapté aux besoins institutionnels des jeunes démocraties africaines. Cela me semble au contraire urgent et indispensable pour les pays africains, qui essaient de concilier fonctionnement démocratique, développement économique, construction et consolidation de leurs Etats. Les Européens et les Américains peuvent davantage se permettre d’avoir de temps en temps à la tête de leurs Etats des hommes ou des femmes politiques aux qualités morales et à la compétence douteuses, très en-deçà de ce que leurs sociétés peuvent offrir de meilleur comme personnalités inspirantes.
Ces pays ont construit pendant quelques siècles des Etats structurés, des institutions publiques et privées qui organisent la société et permettent de la protéger autant que possible des pires catastrophes collectives. C’est pour cela que même la présidence Trump – aux prémices peu rassurantes – ne devrait pas provoquer le chaos aux Etats-Unis.
En Afrique, les défis de l’heure et de l’avenir immédiat sont tels qu’il est impératif de repenser en toute indépendance d’esprit les règles et les institutions qui doivent guider les sociétés vers un mieux-être aujourd’hui et demain. Une première exigence serait de sortir le débat sur les systèmes politiques du seul cercle des acteurs politiques et des experts en matière constitutionnelle qu’ils mandatent pour proposer des réformes tout en délimitant strictement le champ de leur imagination. Dans ce domaine comme dans tous les autres, l’Afrique a plus que jamais besoin de liberté, de créativité, d’audace et d’engagement au service de l’intérêt général.
Pour aller plus loin :
Le bon gouvernement, Pierre Rosanvallon, Seuil, 2015.
Ressources vidéo sur la page du débat WATHI
Photo: seuil.com
Analyste politique et économiste, Gilles Olakounlé Yabi est l’initiateur du think tank citoyen de l’Afrique de l’Ouest, WATHI. Les opinions exprimées par l’auteur sont personnelles et n’engagent pas WATHI.
1 Commentaire. En écrire un nouveau
c’est une œuvre que j’ai hâte de lire car de par ce résumé, on sent une démarche inédite qui préconise une solution alternative à notre démocratie africaine…