Trajectoires de rapatriés : éléments pour une réflexion en termes d’expérience
Auteur (s) :
Anaïk Pian
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Entre septembre et octobre 2005, des centaines de migrants ont pris d’assaut les barrières de sécurité des enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla marquant l’entrée de la forteresse européenne. En réponse, les autorités marocaines décident de mettre en place une politique de rapatriement qui officiellement vise les migrants en situation irrégulière dans le royaume chérifien. Partagés entre la honte d’avoir échoué dans leur projet migratoire et l’espoir enraciné de retenter leur chance, les rapatriés témoignent de la difficulté de se reconstruire.
Le rapatriement comme rupture
Au début des années quatre-vingt-dix, Amadou doit rejoindre, dans le cadre du regroupement familial, ses parents résidant à Madrid. Au dernier moment toutefois son père décide d’utiliser ses papiers pour faire partir son frère aîné qui, déjà majeur, ne peut bénéficier de la procédure. En 2001, Amadou tente de venir au Maroc dans le but de rejoindre l’Espagne, mais il est refoulé à l’aéroport de Casablanca. Il revient au Maroc en 2002. Muni de faux papiers, il doit emprunter à Tanger un ferry à destination d’Algésiras. L’entreprise échouant, il retourne à Casablanca où il se reconvertit dans le commerce de rue en s’insérant dans les réseaux commerçants entretenus de longue date par les Sénégalais au Maroc.
C’est là que nous le rencontrons pour la première fois en 2004. Il revend alors de l’artisanat importé du Sénégal par des commerçantes sénégalaises. Amadou espère parvenir à accumuler un capital afin de rentrer au Sénégal puis de s’adonner au commerce à la valise entre Dakar et Casablanca. Au terme de deux ans cependant sa situation reste aussi précaire et il est à nouveau gagné par la tentation de l’Europe. En octobre 2005, au lendemain de l’attaque des “grillages”, il est arrêté par des policiers à Casablanca. Dépossédé de son passeport, des 800 dirhams qu’il avait sur lui et de son téléphone portable, il est transféré dans une prison à Oujda puis expulsé, avec de nombreux autres ressortissants subsahariens, à la frontière algérienne. Après avoir erré plusieurs jours dans la zone désertique, il figure parmi les “rescapés” du désert, récupérés par les autorités marocaines. Le 10 octobre, il est rapatrié au Sénégal par charter.
Dans ce type de situations, les premiers moments du retour sont associés au vide, au néant, à la maladie voire à l’adoption de comportements déviants (consommation d’alcool, haschich…). L’absence de projection dans l’avenir durant les premières semaines suivant le rapatriement marque la brutalité de la rupture. Des rapatriés expérimentent la condition d’étranger dans leur propre pays, ce qui souligne à la fois une perte de repères et la quasi-illégitimité de leur présence : “Tu te retrouves sans papiers dans ton propre pays, car tout, ton passeport, ta carte d’identité sont restés au Maroc” appuie Alioune, un autre rapatrié.
Le rapatriement comme revers de parcours
Le rapatriement constitue ici un revers de parcours donnant lieu à diverses stratégies de rebondissement. Le contretemps représenté par le rapatriement est vite surmonté et les rapatriés ne tardent pas à reprendre la route.
Cette logique de revers de parcours se donne à lire dans le cas des rapatriés qui, quelques mois après leur rapatriement, sont repartis au Maroc, en Mauritanie ou en Libye, dans le but toujours aussi affirmé de passer en Europe. D’autres font partie des Sénégalais ayant tenté de rejoindre en 2006 les îles Canaries en pirogue à partir des côtes sénégalaises. Pour eux, le rapatriement ne constitue pas une rupture dans le parcours migratoire mais plutôt un avatar qui ne perturbe pas fondamentalement leur projet : atteindre l’Europe à tout prix.
Comment se décharger de la décision du retour
Certains Sénégalais, “coincés” depuis des mois voire des années au Maroc mais n’osant pas rentrer chez eux sans être parvenus à passer en Europe, ont utilisé les ponts aériens mis en place à l’automne 2005 pour retourner au Sénégal sous couvert du rapatriement9. Bien qu’ils aient échappé aux arrestations massives, ils se sont rendus à la police dans l’objectif d’être rapatriés et ainsi de se décharger de la responsabilité du retour vis-à-vis de leur famille.
Ici, le rapatriement constitue une issue cahin-caha à l’aventure qui tourne court. En rentrant sous couvert du rapatriement, les intéressés tentent de “sauver la face” en évitant d’avoir des comptes à rendre ou d’apparaître comme “lâches” aux yeux de leurs proches.
Cette logique de revers de parcours se donne à lire dans le cas des rapatriés qui, quelques mois après leur rapatriement, sont repartis au Maroc, en Mauritanie ou en Libye, dans le but toujours aussi affirmé de passer en Europe. D’autres font partie des Sénégalais ayant tenté de rejoindre en 2006 les îles Canaries en pirogue à partir des côtes sénégalaises. Pour eux, le rapatriement ne constitue pas une rupture dans le parcours migratoire mais plutôt un avatar qui ne perturbe pas fondamentalement leur projet : atteindre l’Europe à tout prix.
Attentes familiales : la déception intégrale du rapatrié
À l’automne 2005, alors qu’ils sont détenus au sein des bases militaires marocaines, des Sénégalais joignent leur famille et les informent de leur rapatriement imminent. Si certains sont attendus à l’aéroport de Dakar, beaucoup ne préviennent personne. Après quelques hésitations, certains rentrent par “surprise” : partis incognito à l’aventure, leur retour à la maison familiale se fait, quelques années plus tard, de manière tout aussi brusque et inattendue. D’autres n’osent pas rentrer chez eux. La peur du qu’en-dira-t-on, la crainte des comptes à rendre et des explications à fournir, d’autant plus fortes s’ils se sont endettés pour financer leur voyage, représentent des pressions sociales très fortes.
De nombreux rapatriés ont en commun d’être habités par un sentiment de honte. Envisagée comme une “morale sociale” et un moyen de régulation sociale, la honte est à replacer dans le cadre des rapports sociaux qui la fondent ou du moins dans lesquels elle s’inscrit. Dans les représentations communes, celui qui voyage à l’extérieur du Sénégal est quelqu’un qui se doit de réussir. Les rapatriés en revanche ne rentrent pas seulement les mains vides, mais avec moins que ce qu’ils avaient lorsqu’ils sont partis.
En 2006, la confédération des syndicats autonomes à Dakar ouvre une cellule d’accompagnement aux rapatriés du Maroc et des refoulés des îles Canaries. Le soutien psychologique qu’elle leur apporte s’accompagne parfois d’une aide à la réinsertion sur le marché de l’emploi. La confédération se pose en médiateur auprès de plusieurs familles qui s’opposent catégoriquement au retour de leur fils. À leur arrivée à Dakar, nombre de rapatriés se rendent, la tête basse, chez des amis ou des personnes de confiance vivant à distance de la maison familiale. Il s’agit le plus souvent d’une sœur, d’un oncle, d’un frère ou d’un cousin chez lesquels les rapatriés trouvent une sorte de refuge à l’abri des regards de la collectivité.