Auteur : Alexandre Kateb
Organisation affiliée : Fondation Robert Schuman
Type de publication : Etude
Date de publication : 1er juillet 2019
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À l’heure où la Chine courtise ouvertement le continent africain, le président sortant de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, a plaidé dans son discours sur l’état de l’Union de septembre 2018 pour une “nouvelle alliance entre l’Afrique et l’Europe “. Cette alliance serait fondée sur ” des investissements et des emplois durables “. Auparavant, le sommet entre l’Union européenne et l’Union africaine de novembre 2017 à Abidjan avait insisté sur la nécessité de ” fournir aux jeunes les compétences et les opportunités dont ils ont besoin par la mobilisation d’investissements intelligents et ciblés”.La chancelière allemande Angela Merkel a, pour sa part, plaidé pour le déploiement d’un Plan Marshall pour l’Afrique. Enfin, le président Emmanuel Macron s’est engagé à consacrer 2,5 milliards € aux start-ups et PME africaines d’ici 2022, dans le cadre de l’initiative ” Choose Africa “.
L’Europe a-t-elle les moyens de ses ambitions ? Quelles devraient être les priorités de sa stratégie africaine pour la période 2021-2027 ? Le renouvellement des institutions européennes offre l’opportunité de donner un contenu plus tangible au partenariat euro-africain. Pour cela, l’Union européenne devrait articuler davantage les logiques d’intégration Nord-Sud et Sud-Sud, en capitalisant sur l’expérience du Maroc, qui concilie depuis plusieurs années ces deux approches complémentaires.
Etat des lieux, philosophie et instruments de la coopération euro-africaine
Jusqu’à l’an 2000, les relations Europe-Afrique étaient presque entièrement fondées sur l’aide au développement. Néanmoins, si elle demeure le premier bailleur de fonds de l’Afrique, avec 20 milliards € d’aide annuelle au continent, l’Union européenne a souhaité compléter cette approche par un partenariat économique et commercial plus approfondi. Les accords de Cotonou ont dessiné une nouvelle architecture de coopération avec les pays ACP (Afrique, Caraïbes, Pacifique), fondée sur des accords de partenariat économique (APE) avec les différentes Communautés Economiques Régionales (CER). L’APE avec la CEDEAO a été finalisé en 2014. Cependant, le Nigéria refuse de le signer dans sa forme actuelle. L’APE avec la SADC a été conclu en 2016, sur la base de l’accord stratégique entre l’Union européenne et l’Afrique du Sud. Les autres APE sont à divers stades d’avancement.
Dans le cadre financier pluriannuel 2021-2027, la Commission européenne a proposé de fusionner tous les dispositifs d’aide publique au sein d’un nouvel Instrument de Voisinage, de Développement et de Coopération internationale (IVDCI) d’un montant de 89 milliards €, dont 22 pour les pays du voisinage et 32 pour l’Afrique subsaharienne. L’IVDCI absorberait le Fonds Européen de Développement (FED), un instrument intergouvernemental de coopération datant de 1959, à travers lequel transitait jusque-là l’essentiel de l’aide communautaire aux pays ACP. Sur la période 2014-2020, le FED a ainsi accordé une aide de 30,5 milliards €.
En plus de l’intégration du FED directement au budget de l’Union européenne – ce qui constitue en soi une révolution –, la Commission a prévu de mobiliser des financements privés que l’on désigne sous le vocable de ” Blended Finance “. Pour cela, l’Union européenne peut s’appuyer sur le Fonds Européen pour le Développement Durable (FEDD), créé en 2017 dans le cadre du Plan d’Investissement Extérieur (PIE). Ce fonds a fusionné des mécanismes à couverture géographique restreinte comme la Facilité d’Investissement Africaine (FIA) et la Facilité d’Investissement pour le Voisinage (FIV). Avant même le lancement du PIE, le fonds Europe-Afrique pour les infrastructures, créé en 2007, avait déjà appliqué une approche de type Blended Finance. Sur la période 2007-2017, ce fonds a décaissé 739,9 millions €, permettant de soutenir des projets pour un montant total de 8,3 milliards € dans les énergies renouvelables, les transports et les TIC.
L’expérience du Maroc : émergence économique et insertion dans les chaînes de valeur régionale et mondiale
Dans les années 2000, l’ouverture de l’économie marocaine a beaucoup progressé. Le Maroc a signé des accords de libre-échange avec l’Union européenne, l’Egypte, la Tunisie, la Jordanie, les Etats-Unis, la Turquie et les Emirats arabes unis. Entre 1990 et 2012, les droits de douanes sont passés de 64% à 5% en moyenne sur les importations de produits industriels, et de 66% à 19% sur les produits agricoles. Les exportations ont connu une progression de 10% par an pendant cette période. En outre, leur composition a changé. La part des produits intensifs en technologie est passée de 30% des exportations totales en 1993 à 45% en 2013. La résilience de l’économie a été renforcée par la modernisation du secteur bancaire et financier et l’adoption d’un policy-mix proactif. La croissance a été portée par la hausse des revenus non agricoles (revalorisations salariales et transferts sociaux) et par une moindre volatilité du PIB agricole, grâce aux investissements opérés dans ce secteur.
Dans le cadre financier pluriannuel 2021-2027, la Commission européenne a proposé de fusionner tous les dispositifs d’aide publique au sein d’un nouvel Instrument de Voisinage, de Développement et de Coopération internationale (IVDCI) d’un montant de 89 milliards €, dont 22 pour les pays du voisinage et 32 pour l’Afrique subsaharienne. L’IVDCI absorberait le Fonds Européen de Développement (FED), un instrument intergouvernemental de coopération datant de 1959, à travers lequel transitait jusque-là l’essentiel de l’aide communautaire aux pays ACP
Le taux de pauvreté monétaire a diminué de 15% à 5% entre 2000 et 2014. En milieu rural, il a baissé de 25% à 9,5%. Le taux de chômage a été divisé par deux en milieu urbain, passant de 22% en 1999 à 13,9% en 2016. Le Maroc a réalisé des progrès notables en matière de développement humain, grâce à un investissement public massif dans l’éducation, l’extension de la couverture médicale (Ramed) et le raccordement des zones rurales à l’électricité et à l’eau potable. L’Initiative Nationale pour le Développement Humain (INDH) et des programmes de transferts monétaires ciblés (Tayssir) ont permis de réduire la pauvreté.
Vers un partenariat fondé sur l’articulation des logiques Nord-Sud et Sud-Sud
Appuyer les efforts de connectivité à l’échelle africaine
Nous avons évoqué l’importance des services logistiques et les insuffisances du Maroc sur ce plan. Ce constat s’applique à beaucoup d’autres pays africains, qui affichent presque tous, à l’exception de l’Egypte et de l’Afrique du Sud, des performances plus faibles que le Maroc en la matière. Cela transparaît au niveau continental et contraint la capacité de ces pays à s’insérer dans les chaînes de production régionales et mondiales. En septembre 2018, la Commission européenne a publié les éléments d’une stratégie pour la connectivité Europe-Asie, en réponse au projet chinois des nouvelles routes de la Soie, auquel seize pays d’Europe centrale et orientale, ainsi que la Grèce, avaient adhéré. Compte tenu des besoins existants et de la volonté de mieux arrimer les continents africain et européen l’un à l’autre, il serait plus pertinent de définir une stratégie de connectivité Europe-Afrique, en soutenant la connectivité panafricaine en matière énergétique, physique (transports maritimes, routiers et ferroviaires) et virtuelle. L’Afrique subsaharienne présente encore un retard important en la matière, ce qui se traduit par une faible performance logistique.
En matière énergétique, l’un des goulots d’étranglement principaux en Afrique est la faible interconnexion des réseaux électriques nationaux, qui pénalise fortement la croissance économique, y compris dans des pays comme le Nigéria et l’Afrique du Sud. À cet égard, l’Union européenne pourrait soutenir le renforcement des boucles électriques régionales en Afrique, en s’inspirant du réseau Nord-Pool qui existe en Europe du Nord. Elle pourrait également combiner les expertises de l’Espagne et du Maroc dans les énergies renouvelables pour accélérer l’électrification des zones rurales en Afrique.
Les insuffisances en matière de connectivité physique continuent d’hypothéquer le développement. L’Afrique subsaharienne est la seule région au monde où la densité routière a baissé sur la période 1990-2011. La faible connectivité routière prive de nombreux producteurs d’accéder aux marchés nationaux, régionaux et mondiaux et les empêche la réalisation des économies d’échelle. Il est indispensable de parachever les grands axes transcontinentaux à l’instar de la transsaharienne et de la trans-sahélienne. Ces deux grands axes pourraient être connectés à l’autoroute Abidjan-Ouagadougou et à la route Tanger-Abidjan-Lagos. Enfin, selon la BAD, le coût des services maritimes en Afrique reste supérieur de 40% à la norme mondiale, en raison de la congestion des infrastructures portuaires existantes. Une plus grande intégration entre les ports africains et entre ceux-ci et leurs hinterlands respectifs permettrait de dégager des externalités positives considérables.
Quant à la connectivité numérique, son impact en tant que catalyseur du développement n’est plus à démontrer. En 2020, plus d’un demi-milliard d’Africains aura accès à l’internet mobile à haut débit. La Commission européenne a publié en 2017 une stratégie de numérisation pour le développement – Digital4Development (D4D) – centrée sur l’Afrique. Parmi ses suggestions figuraient la mise en réseau des incubateurs et accélérateurs numériques en Afrique avec leurs homologues européens, ainsi que des propositions innovantes pour combler la fracture numérique dans les zones enclavées (tours télécom alimentées par les énergies renouvelables, utilisation du spectre TV/radio). Une Task Force numérique Europe-Afrique doit rendre ses conclusions sur ce sujet fin 2019. En attendant, l’Union européenne pourrait s’inspirer de l’initiative “Impact sourcing ” dans les TIC lancée par Digital Divide Data (DDD), ou encore de l’initiative Digital Jobs Africa de la fondation Rockefeller, qui vise à former 150.000 jeunes Africains aux métiers du numérique.
Afin d’appuyer les projets de connectivité panafricains et euro-africains identifiés, l’Union européenne pourrait mobiliser les instruments du Plan d’Investissement Extérieur (PIE). Nous proposons d’allouer 3 milliards € au fonds Europe-Afrique pour les infrastructures sur la période 2021-2027, en articulant ses actions avec le Fonds Africa 5.0, lancé à Marrakech en 2014, et en s’appuyant sur l’expertise du Programme pour le Développement des Infrastructures en Afrique (PIDA). Cette stratégie de connectivité euro-africaine devra être adossée à une gouvernance conjointe UE-UA. Cela permettrait de soutenir des projets pour un total de 30 milliards € – voire beaucoup plus – en priorisant l’interconnexion des réseaux électriques, le développement des chaînes logistiques terrestres et maritimes et l’intégration des écosystèmes numériques africains et européens.
Déployer des filières industrielles intégrées en Afrique
L’Europe pourrait davantage soutenir les investissements industriels en Afrique, comme le fait le groupe Renault à Tanger, en favorisant la constitution de filières industrielles intégrées à l’échelle euro-africaine. Alors que la Chine passe progressivement du statut d’usine du monde à celui de premier marché au monde, les dizaines de millions d’emplois industriels chinois ” délocalisables ” font rêver certains pays africains. Cependant, les investissements manufacturiers chinois en Afrique restent limités. Si on excepte les zones franches sino-égyptienne et sino-éthiopienne, les entités manufacturières chinoises implantées en Afrique produisent surtout pour les marchés locaux. Quant aux Etats-Unis, avec l’African Growth and Opportunity Act (AGOA), lancé en l’an 2000 par le président Bill Clinton, ils ont accordé aux pays africains un accès sans contrepartie au marché américain. Toutefois, l’AGOA ne s’est pas traduit par un véritable décollage des échanges américano-africains qui restent en deçà des échanges euro-africains et sino-africains. Ils sont de plus concentrés sur quelques pays ” phare ” tels que l’Afrique du Sud et le Nigéria.
La constitution de chaînes de la valeur repose sur des échanges de produits intermédiaires. Or, l’Europe demeure le principal fournisseur de produits intermédiaires en Afrique du Nord, et rivalise avec les pays asiatiques en Afrique de l’Ouest, du Centre et en Afrique australe. L’Europe est aussi le principal marché pour les produits intermédiaires africains.L’Union européenne est donc bien placée pour accompagner le continent africain dans son industrialisation, à commencer par la transformation agro-industrielle. L’agriculture concentre en effet 30% des emplois directs et assure 70% des revenus africains.
Organiser la circulation des talents et contenir la fuite des cerveaux
Ce partenariat euro-africain refondé suppose d’organiser une circulation des services, des capitaux et des travailleurs qualifiés, dans un cadre qui valorise les complémentarités tout en évitant la fuite des cerveaux. En effet, si elles induisent une hausse des exportations et de la productivité, l’impact des chaînes de la valeur sur le capital humain n’est pas univoque. Il peut même être négatif en raison des effets d’agglomération bien connus des spécialistes de la nouvelle économie géographique. Au sein d’une région, les pôles plus avancés exercent une attraction irrésistible sur les zones périphériques. Dès lors, il faut imaginer des solutions pour contenir le phénomène du ” Brain drain “. Dans cet esprit, l’idée d’une ” Brain drain tax” a été avancée dès les années 1970 par l’économiste Jagdish Bhagwati. Elle consiste à taxer pendant cinq à dix les migrants qualifiés installés dans les pays hôtes et à reverser le produit de cette taxe aux pays d’origine.
L’Europe pourrait davantage soutenir les investissements industriels en Afrique, comme le fait le groupe Renault à Tanger, en favorisant la constitution de filières industrielles intégrées à l’échelle euro-africaine. Alors que la Chine passe progressivement du statut d’usine du monde à celui de premier marché au monde, les dizaines de millions d’emplois industriels chinois ” délocalisables ” font rêver certains pays africains
Une alternative consiste à obliger les jeunes diplômés à travailler quelques années dans leur pays d’origine à l’issue de leurs études. Ce ” service bond ” existe par exemple à Singapour. Dans un monde de plus en interconnecté, il est impératif de conjuguer cela avec des politiques plus incitatives. Les pôles technologiques de Bengalore en Inde et de Silicon Wadi en Israël se sont développés grâce aux Returnees en provenance d’Europe et de la Silicon Valley. Il en est de même pour la mégalopole high tech de Shenzhen en Chine. La Grèce a créé des fonds de capital-risque qui ciblent les entrepreneurs de la diaspora, en les encourageant à revenir au pays. Le Ghana a réussi à convaincre le géant Google d’ouvrir à Accra un centre de R&D consacré à l’Intelligence Artificielle (IA). Ces exemples montrent qu’il est possible, en faisant preuve d’imagination, de transformer le ” Brain Drain ” en ” Brain Gain “.
Au cours des dernières années, le continent africain a relancé ses efforts d’intégration, à travers la réforme de l’Union Africaine et le lancement de la ZLEC. À l’horizon 2050, l’Afrique sera deux fois plus peuplée. En s’appuyant sur sa jeunesse de plus en plus éduquée, elle pourrait libérer son extraordinaire potentiel économique. Cette transformation représente une opportunité historique pour arrimer les continents africain et européen l’un à l’autre, conformément aux vœux formulés par Robert Schuman il y a plusieurs décennies. Pour cela, il est fondamental d’articuler les logiques de coopération Nord-Sud et Sud-Sud, afin de favoriser l’émergence d’un écosystème économique à la fois intégré et modulaire. L’expérience du Maroc est à cet égard édifiante. Le nouvel exécutif européen, issu des élections de mai 2019, devrait faire de l’intégration avec Afrique une priorité stratégique. Ce n’est pas seulement un pari sur l’avenir. C’est un impératif existentiel pour l’Europe, à l’heure où s’intensifient les menaces sécuritaires et migratoires. C’est d’autant plus vrai si l’Europe veut continuer à peser dans le monde face à des géants comme la Chine et les Etats-Unis.
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