Gilles Olakounlé Yabi
Je dois reconnaître que j’ai été pendant longtemps peu intéressé par les débats sur le racisme et la condition spécifique des populations « noires », « afro-descendantes » en Europe et aux États-Unis. Je n’y étais pas insensible, loin de là, mais je considérais que pour nous, Africains subsahariens noirs, où que nous vivions à chaque instant, notre priorité devait être de contribuer à hauteur de nos capacités, de nos aptitudes, de nos apprentissages, des opportunités qui s’offraient à nous dans nos parcours de vie, à l’amélioration du bien-être collectif dans chacun de nos pays, dans notre partie d’Afrique, dans notre Afrique à nous.
Je préférais me reconnaître et être reconnu comme individu, être humain, né dans un pays africain de parents eux-mêmes nés dans un pays africain, internationalement identifié comme étant le Bénin. Considéré comme Béninois, mais aussi comme Africain de la partie du continent où l’on naît d’habitude avec une couleur oscillant entre le rose foncé, le marron clair, le marron foncé et le noir. La couleur était loin d’être le caractère qui me paraissait en mesure de dire quoi que ce soit d’utile sur ma personne. Pendant ma dizaine d’années d’études supérieures en France, la couleur a bien sûr eu un peu plus d’importance dans le regard des autres, et fatalement dans mon regard sur moi-même, que lorsque je grandissais à Cotonou, ou depuis que je me suis installé au Sénégal, dans ma partie du monde, en Afrique, en Afrique de l’Ouest, là où je me sens le plus chez moi.
Alors oui, malgré quelques souvenirs peu nombreux de mesquineries aussi idiotes que racistes, ou aussi racistes qu’idiotes, nourries par l’ignorance et/ou par un mal-être pathologique, le racisme n’a jamais intensément mobilisé mon attention. Si j’avais bien entendu les noms de brillants écrivains et essayistes noirs qui avaient écrit des textes les plus fabuleux, les plus précis, les plus puissants, sur le racisme en Amérique et ailleurs dans le monde, c’est avec un peu de honte que je dois reconnaître que je n’en ai qu’une poignée des ouvrages de référence sur la question. Je continue donc à découvrir aujourd’hui certains textes de James Baldwin. Entre beaucoup d’autres.
Malgré quelques souvenirs peu nombreux de mesquineries aussi idiotes que racistes, ou aussi racistes qu’idiotes, nourries par l’ignorance et/ou par un mal-être pathologique, le racisme n’a jamais intensément mobilisé mon attention
Je fais partie de la génération qui a plus de mal à prendre le temps de la lecture d’un roman ou d’un essai qu’à regarder un film adapté d’un livre sur internet ou, mieux, dans un avion au détour d’un voyage. C’est le cinéma qui m’a rendu de plus en plus sensible à la longue et odieuse histoire du racisme dont les peuples noirs furent, et sont encore aujourd’hui, les victimes les plus importantes à l’échelle de la planète. Je me souviens avoir enchaîné en deux vols long courrier successifs « 12 years a Slave », « Les figures de l’ombre » et… « All Eyez on Me »… Oui, le film qui raconte la vie et la mort tragique de la star du rap Tupac Shakur est aussi un film sur le racisme et la condition noire aux États-Unis. Comme beaucoup trop d’Africains Américains, sa probabilité de finir mort ou en prison, avant 30 ans, était dès la naissance anormalement élevée.
Ces femmes extrêmement douées devaient faire des centaines de mètres pour se rendre aux toilettes de service réservées aux employés noirs, celles de leurs collègues blanches leur étant interdites d’accès
Le film « Les figures de l’ombre », Hidden Figures en version originale, réalisé en 2016, raconte l’histoire passionnante de trois « calculatrices » afro-américaines, les mathématiciennes, physiciennes et ingénieures aéronautiques Katherine Johnson, Dorothy Vaughan et Mary Jackson, qui ont contribué de manière spectaculaire à la réussite de programmes aéronautiques et spatiaux de la NASA (National Aeronautics and Space Administration) dans les années 1960. Ces femmes extrêmement douées devaient faire des centaines de mètres pour se rendre aux toilettes de service réservées aux employés noirs, celles de leurs collègues blanches leur étant interdites d’accès… C’était il y a seulement six décennies. L’une de ces femmes, Katherine Johnson, s’est éteinte il y a quelques mois, le 24 février 2020.
Quand on en apprend plus sur ces moments de l’histoire, des plus récents ou plus anciens, des États-Unis au Brésil, de Haïti à l’État indépendant du Congo, actuelle RD Congo, du Cameroun à l’Afrique du Sud sous l’apartheid ou à la Namibie, on ne peut plus reléguer au second plan la question du racisme qui a irrigué, accompagné et servi de justification à l’esclavage, à l’exploitation coloniale, aux politiques de ségrégation inscrites dans des lois dans des pays qui prétendaient incarner la civilisation. On ne peut plus penser, comme il me fut arrivé de le penser, que les Africains en faisaient trop en invoquant à toute occasion le racisme, l’esclavage, la colonisation, la néo-colonisation et la domination sous de nouvelles formes plus discrètes des populations noires, qu’elles vivent en Afrique, dans les Amériques, en Europe ou ailleurs dans le monde.
Il faut donc combattre le racisme et lorsqu’apparaît une petite chance historique pour l’assommer, le contenir dans quelques poches de plus en plus isolées d’imbéciles – dans le sens propre de ce mot -, il ne faut pas hésiter une seconde
Le racisme n’explique pas tout. Mais le racisme existe. Il est abject. Il est immonde. Il pourrit la vie de beaucoup trop d’Africains et d’Afro-descendants. Aucun de nous, insignifiant être humain de passage, ne sait pourquoi il est né dans ce siècle particulier et pas dans un autre, ni pourquoi il est né dans telle partie du monde et pas dans telle autre. Quelques décennies plus tôt, les cagoulés du Ku klux Klan lynchaient encore des Noirs aux États-Unis, en toute impunité. On les considérait encore comme des êtres humains de seconde zone. L’époque de la ségrégation raciale, toujours en défaveur des Noirs, est extraordinairement récente.
Il faut donc combattre le racisme et lorsqu’apparaît une petite chance historique pour l’assommer, le contenir dans quelques poches de plus en plus isolées d’imbéciles – dans le sens propre de ce mot -, il ne faut pas hésiter une seconde. La période actuelle ressemble à un tel moment. Cette année 2020 semble propice aux accélérations de l’histoire, à une pause mondiale inattendue qui crée paradoxalement les conditions de plusieurs accélérations. No peace no justice, clament-ils aux États-Unis et dans des manifestations dans bien de villes dans le monde. Il est réconfortant de voir dans les rues ici et là des foules aux mille couleurs d’épiderme et de cheveux. Des cheveux blonds, châtains, bruns, noirs, lisses, bouclés, crépus… Pas de justice, pas de paix. C’est tout.
Pas de justice pas de paix. « La prochaine fois, le feu », avait écrit Baldwin. Ce n’est pas un appel déguisé à la violence. C’est un appel assumé à la raison
On a trop souvent asséné aux individus et aux groupes spoliés, humiliés, écrasés, de se calmer, de pardonner, de prier, de chanter du gospel, d’oublier et de surtout ne jamais user de la violence pour exprimer leurs frustrations et leur douleur face à la violence infligée par les autres. Même lorsqu’on a tué leurs enfants parce qu’ils avaient une couleur de peau qui les rendait suspects et dangereux. Pas d’appel à la violence de la part des voix fortes et stimulantes qui portent le mouvement «Black Lives Matter » aux États-Unis, comme la charismatique Tamika Mallory. Mais pas de circonvolutions inutiles et d’angélisme improductif non plus : No peace no justice. Full stop. Cela peut durer encore des années, peut-être même des décennies, mais sans signal crédible d’un début d’égalité devant la loi, la violence reviendra, inévitable. Pas de justice pas de paix. « La prochaine fois, le feu », avait écrit Baldwin. Ce n’est pas un appel déguisé à la violence. C’est un appel assumé à la raison.
Pendant ce temps, où en sommes-nous sur le continent des Africains, celui où ils y sont a priori chez eux, où ils peuvent souffrir pour moult raisons, mais pas à cause de leur couleur de peau ? Dans toute l’Afrique, cette assertion n’est pas tout à fait vraie. En Afrique du Nord, le racisme à l’égard des Noirs est aussi bien installé et très ancien. Comme ailleurs, il ne caractérise nullement toute la société. Évidemment. Aux États-Unis ou au Brésil non plus. Mais ne nous voilons pas la face : dans les pays d’Afrique du Nord, plus la couleur de la peau est sombre, plus on a de chances de se faire insulter, et parfois, de se faire brutaliser par des frères africains à la peau claire. C’est seulement dans les banlieues des villes européennes que Noirs et Nord-Africains, vivant dans les mêmes barres d’immeubles inhospitalières, sont frères et complices soudés face au racisme de certains agents de police.
Dans les pays d’Afrique du Nord aussi donc, pays frères dans l’Union africaine, il faut mettre le racisme en débat, ici et maintenant. Une petite voix devrait susurrer à l’oreille des autorités politiques et à celle des leaders d’opinion de ces pays africains, y compris leurs chefs religieux censés porter le message de l’égalité de tous les membres de la communauté musulmane au-delà des frontières et des couleurs de peau, qu’il n’est pas acceptable de se taire quand on abandonne des jeunes Africains noirs à la mort dans le désert, quand on martyrise des migrants, quand on traite des frères africains noirs comme des esclaves, quand on les vend aux enchères comme ce fut le cas récemment en Libye. En Afrique du Nord aussi, les Africains à la peau foncée veulent mieux respirer.
Dans les pays d’Afrique du Nord aussi donc, pays frères dans l’Union africaine, il faut mettre le racisme en débat, ici et maintenant
Et que fait-on pendant ce temps dans la partie du monde où les Africains noirs ne redoutent pas d’être abattus par les policiers parce qu’ils sont noirs ? Tout dépend du lieu précis où on se trouve. Limitons nous pour l’illustration à l’Afrique de l’Ouest et du Centre. Dans la plupart des pays, de manière générale, les chances pour un résident ordinaire de se faire tuer sans représenter une menace sérieuse pour la vie d’un autre sont faibles, voire très faibles. On peut se faire insulter, voire physiquement agressé lorsqu’on est au mauvais endroit au mauvais moment ou lorsqu’on manque un peu de respect ou de tact à l’égard d’hommes en tenue ivres de leur pouvoir, en particulier dans les pays où les États sont les plus faibles et déliquescents.
Au Burkina Faso, au Mali, au Niger, au Cameroun, au Nigeria, des centaines de vies ont été perdues ces derniers années à cause de mauvaises rencontres avec les forces de sécurité
Dans ma partie africaine du monde, comme dans les autres, plus on a les attributs extérieurs de la pauvreté, plus on est exposé aux humiliations et à la brutalité des forces de sécurité. Rien de spécialement africain. Partout, que l’on soit noir, marron, bleu ou blanc, il vaut mieux paraître riche, soigné, ou connecté au moins à quelques personnes qui comptent, que pauvre, marqué par les difficultés du quotidien et dépourvu de carnet d’adresses, si l’on veut réduire largement les risques d’être contrôlé, harcelé, humilié. Généralement, le risque encouru n’est cependant pas celui d’être abattu de dizaines de balles dans le corps, ni d’être étouffé par un genou.
Au Burkina Faso, au Mali, au Niger, au Cameroun, au Nigeria, des centaines de vies ont été perdues ces derniers années à cause de mauvaises rencontres avec les forces de sécurité, des militaires et des gendarmes plutôt que des policiers. Loin des capitales et des grandes villes. Dans un contexte de terrorisme et d’insurrections armées certes, mais dans de nombreux épisodes documentés, ce sont des civils non armés, parfois des vieux et de jeunes enfants ne représentant aucune menace, qui ont été assassinés. Les faits les plus récents concernent au Mali et au Burkina Faso toujours des victimes d’un même groupe ethnoculturel, celui des Peuls.
Au Burkina Faso, ce sont douze hommes qui ont vraisemblablement été exécutés en mai dernier alors qu’ils étaient aux arrêts et ne représentaient donc aucune menace pour les gendarmes en opération. Certains étaient-ils vraiment liés d’une manière ou d’une autre à un groupe terroriste ? Peut-être. Peut-être pas. On ne le saura très probablement jamais. Les parents des victimes – qui ont vécu et sont morts dans l’anonymat, sans que personne n’ait pu diffuser une vidéo de leur supplice sur Facebook Live, savent une ou deux choses : ils ont été arrêtés, ils étaient en vie, ils les ont retrouvés morts et ont eu du mal à reconnaître les corps qui leur ont ensuite été présentés, déjà en très mauvais état.
Des images insoutenables circulent dans les groupes WhatsApp, nourrissant frustrations, colère, haine et désirs de vengeance ou au minimum d’autoprotection
Les parents savent aussi que les victimes de ces épisodes qui deviennent récurrents dans la partie troublée du territoire sont peules. Des images insoutenables circulent dans les groupes WhatsApp, nourrissant frustrations, colère, haine et désirs de vengeance ou au minimum d’autoprotection. Les messages et les images, ceux qui sont authentiques comme ceux qui sont manipulés, mobilisent les communautés peules bien au-delà des frontières des pays concernés. Les réactions sont encore timides, mesurées, raisonnables. Mais pour combien de temps ?
La guerre contre le terrorisme au Sahel comme partout où elle est proclamée priorité absolue a fait le lit depuis des années d’une flambée des violences ciblées contre telle ou telle autre communauté ethnique dans des régions où les liens sociaux entre les différents groupes ethnoculturels sont séculaires. Malgré la répétition des tueries de masse, malgré les dénonciations de quelques organisations de défense des droits humains, malgré l’accumulation de rapports documentant les crimes commis par des éléments des forces armées, l’émotion reste très discrète en Afrique de l’Ouest, que ce soit au niveau politique qu’au sein même des sociétés civiles. Chacun ne semble réellement concerné que lorsqu’un massacre fait des victimes parmi ses « parents », du même groupe ethnoculturel.
Chacun ne semble réellement concerné que lorsqu’un massacre fait des victimes parmi ses « parents », du même groupe ethnoculturel
Il ne s’agit pas ici de violence raciste visant des Noirs, infligée par des Blancs. En effet. Mais lorsqu’on semble accorder si peu de considération à la vie d’autres êtres humains sur la base de l’appartenance ethnique, est-on bien sûr de ne pas se rapprocher à grands pas de la mécanique odieuse du racisme ? Lorsqu’on ne réagit pas ou si peu à des exécutions extrajudiciaires de civils dans des circonstances effroyables, ne donne-t-on pas le signal que toutes les vies n’ont pas la même valeur ? Alors oui, les victimes dans la région sahélienne sont d’abord des villageois, des pauvres de régions isolées – parce qu’on n’a rien fait pour les connecter à la modernité des capitales-, avant d’être des Peuls présumés proches ou complaisants avec les groupes armés islamistes terroristes.
La position dans la stratification socioéconomique est toujours un facteur significatif de la vulnérabilité. Mais le prisme ethnique dans la perception des personnes qui seraient forcément plus dangereuses, moins fiables, que les autres est aujourd’hui incontestable dans beaucoup de pays du Sahel et au-delà. Il alimente un malaise profond et met en danger toute la région ouest-africaine. On joue avec le feu. On a déjà oublié que des Africains aussi, dans les Grands lacs, longtemps après d’autres qui nous ont longtemps fait passer pour les sauvages pendant qu’ils semaient une violence inhumaine ici et là, ont su fabriquer un génocide, le pire parmi les crimes de masse.
Nous devons faire de cette année 2020, si imprévisible, si folle, celle du démantèlement de l’usine mondiale de production et de reproduction des inégalités, des injustices, de l’impunité et du mépris des plus faibles et des trop gentils
Nous ferions mieux de ne pas voir poindre le feu seulement aux États-Unis. Pas de justice, pas de paix, scandent là-bas les Africains Américains. Pas de justice, pas de paix ici, devrions-nous hurler en chœur en terre africaine. En pensant aux victimes noires des États-Unis dont George Floyd est le dernier symbole en date, mais pas seulement. Nous devons faire de cette année 2020, si imprévisible, si folle, celle du démantèlement de l’usine mondiale de production et de reproduction des inégalités, des injustices, de l’impunité et du mépris des plus faibles et des trop gentils. L’usine cynique qui ronge notre humanité est mondiale mais ses filiales sont partout. Du nord du Burkina Faso au centre du Mali, de l’ouest du Cameroun au nord du Nigeria, de la ville de Minneapolis à Rio de Janeiro, de l’est de la République démocratique du Congo à ce qu’il reste du Yémen ou de la Syrie. Pas de justice, pas de paix.
Crédit photo : © Gilles Olakounlé Yabi
Economiste et analyste politique, Gilles Olakounlé Yabi est le président du Comité directeur de WATHI, le laboratoire d’idées citoyen de l’Afrique de l’Ouest. Il a été journaliste et directeur pour l’Afrique de l’Ouest de l’organisation non gouvernementale International Crisis Group. Les opinions exprimées sont personnelles.
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Bravo Gilles pour ce brillant article qui relate vraiment vos vécus, j’ai surtout apprécié la mention faite concernant au non reaction ou laxisme de certains africains facent aux massacres de certains groupes éthniques ou des civils que nous voyons chaque jour sans pour autant réagir par ce que nous ne sommes pas concernés ou nos proches. Cela n’est pas fair.
Et avant d’être Peulh, Dogon, Africains, Européens ou Américains etc… Nous sommes d’abord Humain et All Human life Matter!!!
En espérant cette prise de conscience collective….
Human Being is the most precious richness of this World
Withtout Justice there is no Peace;
Thanks for Hightlighting and raising of this issue