Comment «muscler» les agences de lutte contre la corruption?
Jeremy Pope et Franck Vogl, 2000.
https://www.imf.org/external/pubs/ft/fandd/fre/2000/06/pdf/pope.pdf
FRANÇAIS
Les agences nationales de lutte contre la corruption, qui pourraient jouer un rôle crucial de prévention, sont souvent soumises à des contraintes politiques qui les rendent inefficaces. Dans cet article, deux responsables de Transparency International expliquent comment les agences spécialisées peuvent devenir des acteurs clés dans la guerre contre cette pratique.
L’indice de perception de la corruption et l’indice des versements de pots-de-vin de Transparency International révèlent que, dans nombre de pays en développement ou en transition, la pratique des pots-de-vin est très répandue, principalement à cause des bas salaires du secteur public, de l’immunité de fait des hauts fonctionnaires et des hommes politiques et de la cupidité. D’autre part, les entreprises transnationales ont une forte tendance à pratiquer la corruption.
Les initiatives pour la combattre doivent donc, pour être efficaces, reconnaître et affronter ces réalités. Les agences nationales de lutte contre la corruption peuvent certes jouer un rôle essentiel pour empêcher la propagation de cette pratique mais elles sont difficiles à créer et, même quand on les met en place, elles échouent souvent dans leur mission. Elles peuvent être si dépendantes de leurs maîtres politiques qu’elles n’osent pas enquêter, même sur les plus corrompus des responsables de l’État, ou elles peuvent ne pas avoir le pouvoir d’engager des poursuites et être mal dotées en personnel.
L’observation des faits donne à penser que les organisations internationales peuvent jouer un rôle majeur en la matière, mais à la condition qu’elles travaillent en partenariat avec les autorités nationales et la société civile, qui doit elle-même englober les milieux d’affaires, les universitaires et un large éventail d’organisations non gouvernementales. Cela n’est possible que si les organisations elles mêmes abordent le problème d’un œil neuf et avec un esprit ouvert.
L’existence d’un organisme public distinct chargé d’endiguer la corruption constitue une base nécessaire au lancement des initiatives anticorruption. Ces agences doivent imposer le respect au public et être crédibles, transparentes et courageuses. Elles doivent être soumises à l’examen d’une presse libre et de la société civile — en fait, être responsables devant le public. On doit toutefois les doter d’une grande indépendance pour qu’elles ne soient pas à la merci d’une classe politique ombrageuse. Dans nombre de pays, il est particulièrement difficile de mobiliser la volonté politique nécessaire pour créer ces agences.
Les agences de lutte contre la corruption doivent se concentrer sur la passation des marchés publics, qui donne lieu à certaines des pratiques les plus scandaleuses. Une enquête récente menée par Gallup International dans les principaux pays émergents à la demande de Transparency International révèle que les travaux publics et le bâtiment étaient généralement considérés comme les secteurs où la corruption sévissait le plus, suivis par la défense. Sur une échelle de 0 à 10 — 10 correspondant à l’absence de corruption —, le niveau de corruption était évalué à 1,5 dans les travaux publics et le bâtiment, et à un déplorable 2 pour la défense.
Il convient tout d’abord de définir le rôle central des agences anticorruption. La prévention étant toujours préférable aux poursuites, il se peut qu’une petite unité chargée d’enquêter et de surveiller, dotée de l’autorité et de l’indépendance politique nécessaires, soit beaucoup mieux placée que d’autres organismes publics pour identifier et appliquer des mesures préventives efficaces. Les études effectuées par Transparency International indiquent que le bon fonctionnement d’une agence de lutte contre la corruption suppose :
- le soutien politique non seulement du président d’un pays, mais aussi d’un large éventail de responsables politiques nationaux ;
- l’indépendance politique et opérationnelle requise pour enquêter aux plus hauts niveaux de l’État (certaines agences qui ont échoué — par exemple celles de Tanzanie et de Zambie — ont leurs bureaux à la présidence, ce qui restreint leurs possibilités de s’attaquer à une corruption qui touche des responsables politiques nationaux) ;
- l’accès à la documentation et le pouvoir d’interroger des témoins ;
- une grande intégrité chez les hauts responsables. En outre, la crédibilité et l’efficacité dépendent du comportement exemplaire de l’agence elle-même. Elle doit agir conformément aux normes internationales en matière de droits de l’homme, et être perçue comme telle. Elle doit fonctionner dans le respect de la loi et être responsable devant les tribunaux.
Pour concevoir une agence anticorruption, il faut envisager comment, en théorie, celle-ci agirait face au pire scénario : à savoir des allégations de corruption grave à l’encontre du président de la nation. Après tout, les législateurs doivent réfléchir au risque de perte de confiance si celui-ci est considéré par le public comme échappant à la juridiction de l’autorité anticorruption.
Doter une agence d’une disposition spéciale qui souligne son pouvoir d’enquêter et de participer aux poursuites à l’encontre de tous les responsables de l’État, indépendamment de leur rang, peut renforcer une nouvelle agence et véhiculer un message essentiel qui assure dès le départ le soutien du public. Les dirigeants d’un pays doivent accepter l’idée que leurs successeurs ne partageront peut-être pas leur éthique et que l’agence doit être habilitée à traiter des cas de corruption en haut lieu.
Les agences de lutte contre la corruption sont créées pour résoudre des problèmes bien connus. Elles apparaissent dans tous les cas après des années de corruption. Doivent-elles s’intéresser exclusivement à l’avenir, ou doivent-elles aussi se pencher sur le passé et enquêter sur d’anciens membres de l’administration et d’autres individus censés avoir exploité à leur profit le bien public?
Il n’existe pas de réponse absolue, mais il est évident que, si une agence fouille trop dans la corruption passée, elle risque d’être submergée par les enquêtes en suspens héritées des services de police au point de ne plus pouvoir s’occuper du présent. La législation qui a fondé l’ICAC de Hong Kong a résolu ce dilemme en stipulant que la commission ne devait pas traiter d’affaires antérieures à sa création le 1er janvier 1977, hormis quelques exceptions.
ENGLISH
The national agencies of fight against corruption, which could play a crucial role in prevention, are often subject to political constraints that make them ineffective. In this article, two officials of Transparency International discuss how anti-corruption agencies can become key players in the war against this practice.
The Corruption Perception Index and the Index of Bribes Payments of Transparency International revealed that in many developing countries and countries in transition, the practice of bribery is widespread, mainly because of the low wages in the public sector, the de facto immunity of senior officials and politicians, and greed. On the other hand, transnational companies have a strong tendency to practice corruption.
To be effective, initiatives to combat corruption must recognize and address these realities. The national anti-corruption agencies can certainly play a key role in preventing the spread of this practice but they are difficult to create and even when they are set up, they often fail in their mission. They can be so dependent on their political masters that they dare not investigate, even the most corrupt officials of the state, or they may not have the power to prosecute and may be poorly staffed.
Observation of the facts suggests that international organizations can play a major role in it, but only if they work in partnership with national authorities and civil society, which itself must encompass business circles, academics and a wide range of NGOs. This is only possible if the organizations themselves approach the problem in a new light and with an open mind.
The existence of a separate public body responsible for curbing corruption is a necessary basis for the launch of anti-corruption initiatives. These agencies should command respect from the public and be credible, transparent and courageous. They must be submitted to the examination of a free press and civil society – in fact, be accountable to the public. However, we must provide them with greater independence so that they are not at the mercy of a touchy political class. In many countries, it is particularly difficult to mobilize the political will needed to create these agencies.
Anti-corruption agencies must focus on procurements that result in some of the most scandalous practices. A recent survey by Gallup International in key emerging countries at the request of Transparency International reveals that public works and construction were generally regarded as the sectors where corruption was the most rife, followed by the defense. On a scale from 0 to 10 – 10 corresponding to the absence of corruption – the level of corruption was rated at 1.5 in public works and construction, and at a deplorable 2 for defense.
It is first necessary to define the central role of anti-corruption agencies. Prevention is always preferable to prosecution. It is possible that a small unit created to investigate and monitor, with the necessary authority and political independence, be better positioned than other government agencies to identify and implement effective preventive measures. Studies conducted by Transparency International indicate that the proper functioning of a anti-corruption agency involves:
- political support not only of the president of a country, but also a wide range of national political leaders;
- political and operational independence needed to investigate the highest levels of the state (some agencies that have failed – for example, those of Tanzania and Zambia – have their offices in the presidency, which limits their opportunities to tackle corruption that affects national policy makers);
- Access to documentation and the power to question witnesses;
- High integrity among senior officials. In addition, the credibility and effectiveness depend on the exemplary behavior of the agency. It must act in accordance with international standards of human rights, and be perceived as such. It must operate in compliance with the law and be accountable to the courts.
To design an anti-corruption agency, it should be considered how, in theory, it would face the worst scenario: namely allegations of serious corruption against the president of the nation. After all, legislators must consider the risk of loss of confidence if the president is considered by the public to be out the jurisdiction of the anti-corruption authority.
Provide an agency with a special provision that underlines its power to investigate and participate in the prosecution of all the state officials, regardless of rank, can strengthen a new agency and convey a key message that ensures public support from the start. The leaders of a country should accept that their successors may not share their ethics and that the agency should be empowered to deal with cases of corruption at high levels.
Anti-corruption agencies are created to solve familiar problems. They appear in all cases after years of corruption. Should they focus exclusively on the future, or should they also look into the past and investigate former members of the administration and other individuals thought to have exploited to their benefit the public good?
There is no absolute answer, but it is obvious that if an agency overly delves into past corruption, it risks being submerged by the inherited pending investigations of police services to the point of not being able to deal with the present. Legislation that founded ICAC in Hong Kong solved this dilemma by providing that the Commission should not deal with cases prior to its establishment on 1 January 1977, with some exceptions.
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