David Haluyawé
Le 7 septembre 2020, la réunion des chefs d’Etat de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) a pris acte du report sine die du lancement de la monnaie unique l’ECO, et invité les pays à élaborer une nouvelle feuille de route. Cette décision a eu le mérite de mettre fin à de longs mois de polémiques, de tensions et de rebondissements sur ce projet de monnaie unique, d’autant plus que le 21 février 2020, une feuille de route pour accélérer la mise en œuvre de cette monnaie avait été adoptée pour un lancement fixé avant la fin de l’année 2020. Certes, la crise de la Covid 19 est passée par là, fragilisant l’économie de nombreux pays de la zone et de par le monde, et il n’est point judicieux de lancer une nouvelle monnaie en pleine récession ou dans une période de croissance affaiblie. Mais on se doutait que ce calendrier serait intenable vu qu’aucun progrès, du moins visible, n’a été réalisé sur le plan technique. Les obstacles politiques demeurent, et des divergences sur la manière et les conditions de mise en place de cette monnaie commune sont légion.
Une monnaie unique qui ne contribue pas au bien-être de la population perdra de sa légitimité tôt ou tard, même s’il y a un soutien politique
Nombreux semblent convaincus de la nécessité primordiale d’avoir une monnaie unique dans la CEDEAO, un paradoxe quand la question du soubassement de cette monnaie unique n’a pas été examinée de fond en comble au-delà des débats publics. Ces derniers mélangent des arguments anticolonialistes avec une association sommaire entre le type de régime de change et la croissance, laissant de côté les vrais maux dont souffrent les pays ayant leur croissance en berne. Une manière objective de répondre à cette question de la pertinence d’une monnaie unique est de mettre en balance les arguments économiques qui sont favorables à une monnaie commune et ceux qui ne le sont pas. Certes, il y a des facteurs politiques, mais ceux-ci ne jouent un rôle majeur que dans la création d’une monnaie unique. Une fois que cette monnaie unique est mise en place, ce sont les facteurs économiques qui dominent. Par conséquent, une monnaie unique qui ne contribue pas au bien-être de la population perdra de sa légitimité tôt ou tard, même s’il y a un soutien politique. C’est pour cette raison que les arguments économiques priment dans la détermination de l’opportunité d’avoir ou pas une monnaie commune, et de ce fait méritent d’être pris en compte dès la conception de cette monnaie.
Au titre des arguments favorables à une monnaie commune de la CEDEAO, on dénombre : (i) l’atout qu’une monnaie commune peut apporter à l’approfondissement de l’intégration régionale, avec le Nigeria (qui représente 2/3 du PIB total de la zone avec un peu plus de la moitié de la population de la zone) comme tête de pont de la nouvelle zone monétaire ; (ii) le compte courant positif du Nigeria, qui compenserait le déficit courant structurel des autres pays, de la même manière que le rôle que joue la Côte d’Ivoire dans la zone UEMOA ; (iii) un régime de taux de change flexible qui selon les partisans de la monnaie unique permettrait aux pays de l’UEMOA de s’affranchir du taux de change fixe et de pouvoir mener une politique monétaire indépendante qui favoriserait les exportations et l’industrialisation.
Force est de constater qu’au titre des arguments économiques qui ne sont pas favorables à une monnaie commune, il y en a beaucoup plus qu’il n’ait été dit jusqu’à présent pour la raison évoquée plus haut qu’aucune analyse approfondie n’a été conduite jusqu’à présent sur cette question. Mais ces arguments sont aussi un peu plus compliqués à formuler de manière simple pour les rendre accessibles au grand public. On peut les regrouper en 3 catégories : (1) les capacités institutionnelles et la nécessité de prioriser les réformes ; (2) la non-automaticité des avantages prêtés à une monnaie commune ; et (3) la synchronisation des cycles d’affaires ainsi que la flexibilité du taux de change.
Les capacités institutionnelles des Etats sont assez faibles […] la priorité devrait être donnée aux réformes les plus simples qui produisent des bénéfices tangibles et immédiats
Les capacités institutionnelles et la nécessité de prioriser les réformes
Mettre en place une monnaie commune est un processus complexe, d’autant plus que les pays de la CEDEAO ont évolué dans des systèmes différents jusqu’à présent. Au même moment, les capacités institutionnelles des Etats sont assez faibles, ce qui implique que s’il y a une liste de réformes à faire, la priorité devrait être donnée aux réformes les plus simples qui produisent des bénéfices tangibles et immédiats. A cet égard, il s’avère judicieux de se concentrer sur l’intégration régionale qui reste largement inachevée. La libre circulation des biens fait encore face à des barrières tarifaires et non tarifaires significatives à l’intérieur de la zone. La libre circulation des personnes est loin d’être effective. Les indicateurs de gouvernance sont à la traîne, or les institutions régionales qui ont un rôle supranational sont bien placées pour élaborer des règles et mécanismes pour promouvoir la bonne gouvernance. Au niveau des pays pris individuellement, tout un agenda de réformes structurelles reste à réaliser, pour améliorer l’environnement des affaires, stimuler la création d’emploi et booster la productivité.
L’expérience avec le franc CFA comme monnaie unique de l’UEMOA a montré que cette convergence n’est pas garantie
La non-automaticité des avantages prêtés à une monnaie commune
L’idée selon laquelle la monnaie unique contribuera au développement en favorisant les échanges commerciaux par la réduction des coûts de transactions ignore certaines réalités. L’expérience de l’UEMOA a montré qu’une monnaie unique n’est pas une garantie d’une intégration régionale plus forte. En 2017, le commerce intra UEMOA représentait seulement 15,5% du commerce des Etats membres, un chiffre plus bas que les échanges avec les autres pays de la CEDEAO (18,5%) avec lesquels les pays de l’UEMOA n’ont pas la même monnaie.
En outre, il est avancé que la monnaie unique l’ECO favorisera la convergence des économies de la région. Or, l’expérience avec le franc CFA comme monnaie unique de l’UEMOA a montré que cette convergence n’est pas garantie. Au contraire, les écarts du niveau de PIB par tête ont été multipliés par un facteur de 5 entre 1970 et 2018. Sans tirer des leçons de pourquoi cet état de fait, et comprendre ce qu’il faut faire en mieux, une autre monnaie commune risque de produire les mêmes résultats. De manière plus générale, les coûts de transactions liés au change sont de nos jours très faibles par rapport aux coûts des produits, ce qui diminue le rôle d’une monnaie unique dans la création des échanges commerciaux communautaires. Beaucoup d’autres facteurs comme le coût du capital et les salaires jouent plus sur la compétitivité des prix. La qualité des produits ainsi qu’une intégration dans la chaîne de valeur mondiale jouent également un rôle prépondérant.
La synchronisation des cycles d’affaires et la flexibilité du taux de change
La politique monétaire et de change est un outil de pilotage macroéconomique à court-terme, et de ce fait ne bénéficie à un ensemble de pays que si les cycles d’affaires (ou cycles conjoncturels) de ces pays ne sont pas asynchrones.
Il est tout à fait logique de penser qu’avec une monnaie unique de la CEDEAO, la politique monétaire et de change sera forcément tirée par la conjoncture économique au Nigeria, et pour que cette politique soit adéquate pour les autres pays de la zone, leur conjoncture économique doit être plus ou moins synchronisée avec celle du Nigeria. En observant les cycles d’affaires de la Côte d’Ivoire et du Ghana (les deux plus grandes économies de la CEDEAO après le Nigeria) entre 1970 et 2018, on remarque que celui de la Côte d’Ivoire n’a aucune corrélation avec la conjoncture au Nigeria, alors que celui du Ghana l’est dans une certaine mesure. En d’autres termes, s’il y a une récession au Nigeria, les chances qu’il y ait une récession en Côte d’Ivoire simultanément sont nulles alors qu’elles sont de 20% pour le Ghana. Sur la base de ce critère, la Côte d’Ivoire n’aurait aucun intérêt économique à quitter une union monétaire dont la politique monétaire accommode sa conjoncture économique pour rejoindre une autre union monétaire qui ne le fera pas.
Le taux de change du Naira par rapport au dollar américain […] est en réalité un taux de change pratiquement fixe à des périodes données
L’autre argument est qu’à part les monnaies des économies avancées, il y a très peu de monnaies qui flottent en réalité. Cette idée a été popularisée par deux économistes célèbres Guillermo Calvo et Carmen Reinhart dans leur article « Fear of Floating » qui ont montré que les pays déclarant avoir un régime de change flexible ont en réalité un régime de change qui s’apparente à un taux de change fixe non crédible. Il suffit d’observer le taux de change du Naira par rapport au dollar américain pour se rendre compte qu’en réalité c’est un taux de change pratiquement fixe à des périodes données, se dépréciant en paliers qui coïncident avec une chute des prix du pétrole sur les marchés internationaux. Ce qui peut porter à croire que sans force extérieure accentuant la pression sur le naira, celui-ci aurait plus ou moins un taux de change fixe avec le dollar. Dans cette configuration, si cette politique de change venait à se transmettre à la monnaie unique de la CEDEAO, alors la question serait de savoir quel serait l’avantage d’abandonner un change fixe pour rentrer dans un autre qui ne dit pas son nom.
En somme, les arguments économiques qui ne militent pas pour une monnaie unique de la CEDEAO dominent de manière peu discutable les arguments qui sont favorables à la monnaie unique. Il y a un besoin important de prendre ce recul et de faire une analyse coûts-avantages approfondie de cette monnaie unique aussi bien pour les pays pris individuellement que pour la zone entière. Cependant, même s’il s’avère qu’une monnaie unique de la CEDEAO n’apportera pas assurément des bénéfices économiques conséquents, cela ne signifiera pas l’arrêt de ce projet, mais plutôt stimulera une plus profonde réflexion sur les motivations, qu’elles soient purement politiques ou autres. Ceci aura le mérite d’être transparent et de permettre aux populations de mieux appréhender ce qu’elles peuvent attendre de cette monnaie unique.
Crédit photo : leFaso.net
David Haluyawé s’intéresse aux questions monétaires en Afrique.
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